La reine morte

Si un homme s'était donné le ridicule de m'aimer, j'y aurais prêté si peu d'attention que je n'en aurais nul souvenir.

Il y a deux gloires: la gloire divine, qui est que Dieu soit content de vous, et la gloire humaine, qui est d'être content de soi.

INÈS - Ne me dites pas que j'ai du courage : je le perdrais dans l'instant.

La destinée d'un être importe autant que la destinée d'un million d'êtres ; une âme vaut un royaume.

Je t’aime comme le soleil aime le sable. Je t’aime, et aussi j’aime t’aimer.

La tragédie des actes. Un acte n’est rien sur le moment. C’est un objet que vos jetez à la rivière. Mais il suit le cours de la rivière, il est encore là, au loin, bien au loin, toujours là; il traverse des pays et des pays; on le retrouve quand on n’y pensait plus, et où on l’attendait le moins. Est-ce juste, cette existence interminable des actes? Je pense que non. Mais cela est.

Péché aussi de vous dire trop comment je me représente ce que les hommes et les femmes appellent l’amour, qui est d’aller dans des maisons noires au fond d’alcôves plus tristes qu’eux-mêmes, pour s’y mêler en silence comme les ombres.

C'est pourtant la plus grande preuve de force, qu'accepter d'être dédaigné, sachant qu'on ne le mérite pas.

INÈS
Et dire que je suis restée une heure étendue sur mon lit, avant de venir, pour être maîtresse de moi quand tu apparaîtrais ! Quelles journées je viens de vivre! Ton nom prononcé dans ma solitude, prononcé dans mes rêves. Clouée comme par une flèche. Et je regardais le ciel et je criais : « Ah ! un peu moins de ciel bleu, et le corps de l'homme que j'aime! »; je me relevais pour aller à la fontaine (cette eau si fraîche, mon seul soutien de toute la journée), ou bien pour cueillir une fleur que je rapportais dans ma chambre, afin qu'elle me tint compagnie. Et voilà que je t'ai retrouvé. Et j'ai retrouvé l'odeur de tes vêtements... Quand je t'ai vu, mon cœur a éclaté. Ah! laisse-moi boire encore. Que je te tienne dans ma bouche comme font les féroces oiseaux quand ils se possèdent en se roulant dans la poussière.

Le Roi FERRANTE
Pedro, je vais vous rappeler un petit épisode de votre enfance. Vous aviez onze ou douze ans. Je vous avais fait cadeau, pour la nouvelle année, d'un merveilleux petit astrolabe. Il n'y avait pas quelques heures que ce jouet était entre vos mains, quand vous apparaissez, le visage défait, comme prêt aux larmes. "Qu'y a-t-il?" D'abord, vous ne voulez rien dire ; je vous presse ; enfin vous avouez: vous avez cassé l'astrolabe. Je vous dis tout ce que mérite une telle sottise, car l'objet était un vrai chef-d'œuvre. Durant un long moment, vous me laissez faire tempête. Et soudain votre visage s'éclaire, vous me regardez avec des yeux pleins de malice, et vous me dites: " Ce n'est pas vrai. L'astrolabe est en parfait état." Je ne comprends pas : "Mais alors, pourquoi ?" Et puis vous, avec un innocent sourire : "Sire, j'aime bien quand vous êtes en colère..."

PEDRO, le Prince
C'était pour voir

FERRANTE
Pour voir quoi?

PEDRO
Pour voir ce que vous diriez.

FERRANTE
Eh bien ! Mon cher fils - et c'est là que je voulais en venir, - si à douze ans vous étiez si insensible à ma colère, je vous jure par le sang du Christ qu'à vingt-six ans elle vous fera trembler.

PEDRO
Ah! Vous n'êtes pas bon, mon père !

FERRANTE
Si, je suis bon quand il me plaît. Sachez que parfois le coeur me vient dans la bouche, de bonté. Tenez, il m'arrive, quand je viens de duper merveilleusement quelqu'un, de le prendre en pitié, le voyant si dupe, et d'avoir envie de faire quelque chose pour lui...

PEDRO
De lui lâcher un peu de ce qui ne vous importe pas, l'ayant bien dépouillé de ce qui vous importe.

FERRANTE
C'est cela même.