Je ne suis pas habituellement friande de littérature américaine, souvent rebutée par la rudesse et la sécheresse de l'écriture qui en fait l'originalité. Autant dire que ce n'est pas
Toni Morrison, que je découvre avec ce livre, qui me fera mentir. C'est pourtant l'un des romans les plus marquants que j'aie eu l'occasion de lire récemment.
Il m'a été conseillé par une amie, qui réfléchit beaucoup sur son identité noire et avait été très marquée par la thématique des yeux bleus, qui donne son titre au livre. Or, l'histoire est en fait construite autour du viol de la petite Pecola, à la description duquel rien ne m'avait préparée (ou plutôt que je n'avais pas envie de voir venir). En effet, le livre annonce dès les premières pages ce qui va se passer - on sait que Pecola est "enceinte de son père" - et on comprend bien que toute la violence et la sensualité qu'il contient ne sont de que des préfigurations de l'horreur à venir.
La construction peut paraître décousue au premier abord : elle suit de loin en loin l'ordre des saisons, mais saute au gré des digressions d'époque en époque et d'un narrateur à l'autre. Cette complexité est là pour nous faire ressentir les différentes facettes de l'expérience de la communauté noire américaine au milieu du XXe siècle, dans ce qu'elle contient de violence, entre ses propres membres et bien sûr de la part des Blancs et de la société qu'ils dominent, et de sensualité, amoureuse mais aussi plus simple dans le rapport au monde, aux couleurs, et aux Blancs que plusieurs personnages du livre perçoivent comme des idéaux vivants.
Le sentiment qui domine néanmoins à la lecture, parce qu'il habite entièrement la principale narratrice, la petite Claudia, est celui d'une rage contenue mais brûlante. Contenue, car lui donner libre cours serait s'auto-détruire. Brûlante, car alimentée par une multitude d'agressions et d'humiliations. le racisme de la société est traduit tout au long du recit par des attaques directes (insultes, coups) mais aussi et surtout symboliques : les petites filles noires et blanches sont traitées différemment par les adultes étrangers, mais aussi par leur propre famille ; et les Blancs sont seuls présents dans les représentations que la société américaine produit d'elle-même : poupées, cinéma. C'est ce dernier aspect qui est au coeur de l'obsession de Pecola pour les yeux bleus qui la rendraient "jolie", c'est-à-dire plus blanche.
Je ne peux pas vraiment conclure cette critique, car je pense que le livre a encore beaucoup de chemin à faire en moi avant que je puisse identifier ce que j'en ai retiré. En guise d'avis, je me contenterai de dire que malgré sa brièveté il s'agit d'un récit extraordinairement riche, mais dont la lecture est très, très difficile émotionnellement. Je ne veux pas le déconseiller car chacun a besoin d'une bonne claque littéraire de temps en temps, et celle-ci résonne longtemps après la dernière page, comme toute grande oeuvre artistique.
Prévoyez quand même un réconfort pour après...
N.B : N'ayant pas la prétention de juger définitivement de la qualité littéraire d'une oeuvre, je me contente de marquer quel degré de plaisir j'ai pris à la lecture.
C'est pourquoi, particulièremente sensible à la thématique du viol, j'ai du mal à le noter plus haut dans l'après-coup de ma lecture terminée hier. Pourtant, objectivement, le livre a bien plus de mérite.