Aujourd'hui c'est mercredi et mercredi, c'est... ?
« Les histoires à Berni ! »
Sandrine, la maîtresse d'école a fait entrer les élèves dans la classe.
Les enfants m'attendaient d'un pied ferme, bras croisés, visages sombres. Même le caméléon du petit Paul perché sur son épaule me lançait des regards presque furibonds. Mais qu'avais-je donc fait pour mériter tant de reproches ? La petite Anna est sortie du groupe, a jeté un regard vers l'assistance. Elle a pris un petit air empli d'assurance pour ne pas dire d'aplomb, tandis que derrière elle ses copines la poussaient vers l'avant... Elle s'est avancée vers moi.
« Dis-nous, Berni-chou, ça fait longtemps qu'on ne t'a pas vu ici. Tu es sans doute très occupé en ce moment avec toutes ces manifestations contre la réforme de la retraite. Pourtant, l'affaire doit être déjà pliée pour toi, non ? » Elle a jeté un clin d'oeil à la cantonade pour s'assurer que son propos était bien soutenu par le collectif des élèves.
« En plus, depuis quelques temps, tu confonds même le mercredi avec le jeudi et le dimanche, on ne s'y retrouve plus à la fin nous, a renchéri la petite Nico dépitée, levant les bras.
- Oui, même que... ! a fait la petite Doriane la face barbouillée de chocolat. Je suis même obligée de manger dix fois plus de nounours à la guimauve qu'avant, tellement j'en suis déprimée. Je vais devenir énorme à cause de toi. »
J'ai tenté de faire revenir un peu de sérénité dans le groupe, j'ai croisé le regard bienveillant de Sandrine, la maîtresse d'école, seul soutien en cet instant.
« C'est parce que j'ai pris mon temps pour vous trouver la perle rare », ai-je fait en essayant de cacher ma mauvaise foi derrière cet argument qui a laissé sceptiques tous les élèves narquois.
Quelques jours plus tôt, je me suis justement rendu dans ma médiathèque préférée. Je me suis aussitôt dirigé vers le rayon jeunesse et j'ai rencontré sa jeune responsable.
« Tiens, Berni ! Quel plaisir de te retrouver ici. Ça fait longtemps que tu n'es pas venu me voir, dis-moi.
- J'étais accaparé dans une lecture pas facile, un recueil de hard science-fiction.
- de la hard science-fiction ? Mouhahaha ! Attention à ne pas te faire du mal, Berni.
- Écoute, je suis en panne d'inspiration et les enfants d'une classe de CE2 s'impatientent de me voir revenir avec une histoire intéressante. Je recherche une lecture qui soit à la fois divertissante, drôle, émouvante et surprenante. Il faut que tu me sauves.
- Eh bien ! Rien que ça Berni ? Dis donc, quelle ambition, dis-moi ! Je vais te sauver et te trouver encore la perle rare, une fois de plus. Tu es tombée sur la bonne personne, suis-moi dans les rayonnages, nous partons à l'aventure... You hou ! Allez, dépêche-toi, vite, ne traîne pas, je n'ai pas que ça à faire... »
J'adore à chaque fois son enthousiasme très communicatif. Je l'ai suivie dans le labyrinthe des rayonnages et elle m'a tendu un livre.
« Celui-ci sera idéal pour toi, dit-elle en me faisant un clin d'oeil. Il s'appelle
La ballade de Cornebique, il devrait faire l'affaire et en plus ça devrait te plaire, il est écrit en gros caractères. » Et elle a refait un clin d'oeil en se réfugiant derrière son poste de travail en faisant un petit air hilare, je ne sais vraiment pas pourquoi elle a cru bon d'apporter cette dernière précision...
Je me suis avancé vers les enfants qui s'étaient mis en cercle autour de moi.
« Imaginons un instant que vous soyez des boucs et des biques... »
Il n'en fallait pas davantage pour que la petite bande d'élèves se remettent debout à gambader dans toute la classe en faisant à qui mieux mieux des « Mêêêê » tonitruants à tout va, au grand dam de Sandrine la maîtresse d'école, dont les yeux me regardaient et semblaient me dire : « Avoue que tu l'as bien cherché ».
Je vais vous raconter les mésaventures de Cornebrique.
« Tu ne veux pas plutôt parler de Cornebidouille, lol ? a fait la petite Sonia.
- le Monsieur te dit qu'il s'appelle Cornebique », lui a répondu du tac au tac la petite Isa en levant les bras au ciel.
Je leur ai montré la couverture du livre, où figurait le titre en grands caractères :
La ballade de Cornebique.
Il y a une faute, s'est écrié le petit Pat. Balade ne prend qu'un « l », n'est-ce pas Sandrine ? Tu nous l'as même répété plusieurs fois l'autre jour, lorsqu'on a fait une rédaction sur notre balade en bord de mer.
- Tu as raison, Patounet, a fait Sandrine la maîtresse d'école, mais il ne s'agit pas ici du même sens. La « balade » au sens de promenade s'écrit avec un seul « l ». La paire d'« l » (d'ailes) est plus utile à la « ballade », oeuvre poétique ou musicale, qui, elle, peut nous faire décoller. Mais Bernard va nous préciser s'il s'agit bien de cette deuxième définition. » Elle en sait des choses, la maîtresse d'école. C'est vraiment à chaque fois un plaisir immense de l'écouter expliquer l'orthographe à ces élèves.
« Oui, Cornebique est un musicien et à l'aide de son banjo il chante régulièrement des ballades de sa composition au sein de sa communauté d'amis, les boucs et les biques. Mais voilà que Cornebique a un chagrin d'amour, alors il décide de partir avec son banjo loin du village et pour une durée inconnue.
- Il va faire une balade alors », a fait la petite Sylvie ironique.
Puis j'ai ajouté :
« Je vous aurais bien lu un passage savoureux au milieu du livre lorsque Cornebique participe à un concours d'insultes dans un village. C'est plein de jolis gros mots qui m'ont fait bien rire. Mais je ne sais pas si je peux...
- Mais oui, tu peux, s'est écriée la petite Nico impatiente, pas besoin de l'autorisation de la maîtresse, nous on te la donne.
- Ugh », a fait la petite Manue d'une moue d'approbation.
Quand même, tous les visages se sont tournés vers Sandrine, la maîtresse d'école, dont l'autorité s'imposait de manière naturelle et qui a donné son accord : « Tu peux, Bernard, tout ceci restera dans le contexte de l'histoire, bien sûr. »
Alors j'ai commencé à égrener la litanie des insultes qui avait permis à Cornebique de gagner le fameux concours.
« Espèces de bons à rien ! Tristes faces ! Moisissures ! Saucissons ! Traîne-savates ! Grandes brailles ! Petites fesses ! Sacs à boustifaille ! Résidus de tripette ! Coulis de bouillasse ! Ramassis de graillons ! Aplatissures ! Chiures de mouches à crottes ! Enfileurs de perles ! Canards à deux becs ! Emboudineurs ! Culs ! »
Là, j'ai dû faire une première pause car les élèves rigolaient tellement qu'on ne m'entendait plus. Même Sandrine la maîtresse d'école se marrait bien. Alors j'ai poursuivi.
« ... Trous vides ! Moins que rien ! Apprentis bousiers ! Zéros pour cent ! Soustractions de rien du tout ! Dompteurs de fourmis ! Eleveurs de limaces ! Dresseurs d'asticots ! Compteurs d'orteils ! »
Les enfants hoquetaient de rire. Ils étaient aux anges. le petit Pat s'était roulé par terre en se tenant les côtes, le ventre, tandis que des larmes de rire glissaient derrière les lunettes de Sandrine, la maîtresse d'école. La petite Domi a dit : « Si ça continue comme ça, je vais finir par faire pipi dans ma culotte ! » J'ai poursuivi la tirade, moi aussi j'avais toutes les peines du monde à contenir ma jubilation, alors que je connaissais déjà tous ces noms d'oiseaux.
« ... Guetteurs de taupinières ! Cavaliers sur ânes ! Marins d'étang ! Petits pétouilleurs ! Emmêleurs d'eau ! Empailleurs de mulots ! Tripoteurs de bouillasse ! Bouffeurs de chaussettes ! »
J'ai fait une pause pour que chacun reprenne son souffle. J'ai demandé : « Vous en voulez encore ?
- Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! » se sont écrié d'une seule et même voix tous les élèves ravis.
« ... Robinets d'eau tiède ! Petits pissoteurs ! Remplace-poubelles ! Dégoulinettes ! Bidons troués ! Boudinasses ! Sorties de tuyaux ! Chameaux plats ! Patineurs sur vermicelle ! Grignoteurs de trognons ! Lécheurs d'écuelles ! Mâcheurs de bouillie ! Jus de chique ! »
Les enfants n'en pouvaient plus, la maîtresse non plus. « Haha ! Je n'arrive plus à respirer, fait le petit Paul aussi écarlate que son caméléon qui prenait la couleur de tous les visages des enfants autour de lui.
« ... Sirop de vomille ! Sous-marmites ! Entortilleurs de tire-bouchons ! Embobineurs de patafiole ! Fonds de barrique ! Débouche-burettes ! Gigots en costume ! Manivelles de secours ! »
J'ai profité d'un moment d'accalmie dans l'assistance pour remettre une nouvelle charge.
« ... Fouille-tripes ! Trous de balles ! Renifleurs de pets ! Résultats de vermifuge ! Torcheurs d'éléphants ! »
Puis ce fut l'estocade, le final que tout le monde a applaudi en tentant de reprendre ses esprits :
« ... Grumeaux de sanguinolette ! Suçons de ventouses ! Sous-nouilles ! Ventres à colique ! ... »
Puis j'ai continué de raconter l'histoire. Les enfants ont adoré comme moi ce récit à la fois drôle, empli d'une tendresse infinie et totalement survitaminé. On y rencontre des personnages truculents comme ce médecin charlatan, le docteur Nem incarné par un vieux coq amnésique, mais aussi ce petit loir, Pié, cadeau du ciel, on va dire les choses comme cela, compagnon de route affectueux durant six mois de l'année, puisque les six autres mois il a l'étrange idée d'hiberner.
Et puis il y a les fouines qui poursuivent nos amis, on les appelle les griffues, elles sont méchantes comme la teigne, mais c'est sans compter sur l'enthousiasme et l'inconscience de nos héros malgré eux.
Mais surtout il y a une histoire d'amour comme je les aime et qui vont faire fondre les coeurs d'artichaut de nos amis.
Je découvre en
Jean-Claude Mourlevat un génial écrivain inspiré pour les petits comme les plus grands. C'est un conteur incroyable de tendresse, de poésie, d'humour, lançant des réparties qui font mouches, dessinant des personnages avec lesquels je suis entré immédiatement en empathie. À découvrir au plus vite pour ceux qui ne le connaissent pas... Je me doutais bien que la magie allait opérer dans la fameuse classe de CE2.
La petite Gaëlle s'est approchée de moi à la toute fin du récit.
« Elle est vraiment merveilleuse ton histoire, camarade ! Je l'ai adoré et je t'assure que cela me procure un bien fou. »
« Alors ? Balade ou ballade ? a fait la petite
Anne-Sophie songeuse.
- Peut-être les deux finalement », lui a répondu la petite Chrystèle d'un geste consensuel. Il faut aussi deux ailes pour savoir partir et revenir au bercail... »
C'est le petit Pat qui a tranché en allumant le vieux jukebox qui trônait au fond de la classe. Alors on a entendu les premières notes d'une chanson se répandre dans la pièce, une chanson que vous aurez dans la tête durant toute la journée, je vous le promets. Mouhahaha !
♫ Notre vieille Terre est une étoile ♪ ♪
Où toi aussi tu brilles un peu ♫
♫ Je viens te chanter la ballade
La ballade des gens heureux ♪ ♪
♫ Je viens te chanter la ballade
La ballade des gens heureux ♪ ♪