Haruki Murakami possède un art de l'écriture allant du roman fleuve à la nouvelle. «
Sommeil » est un excellent morceau de choix. Il faut dire que le format choisi par les éditions 10/18 est de toute beauté : les illustrations noir, blanc et gris de
Kat Menschik sont à couper le souffle et animent avec à propos le texte.
Que dire de l'histoire ? Est-ce celle d'une femme qui perd la faculté de dormir ou celle d'une allégorie d'une prise de conscience de soi ?
Avec Murakami tout événement banal peut basculer dans le fantastique ou l'étrange ainsi en va-t-il pour «
Sommeil ».
Une jeune femme, trentenaire, perd soudain la faculté de dormir et plus encore la notion de fatigue physique. Elle a déjà subi des périodes d'insomnie, or ce qu'elle vit n'a rien de commun avec la difficulté de dormir.
Elle a tout pour être heureuse : un mari, dentiste doté d'une clientèle importante, un fils, un appartement et des revenus confortables lui permettant de ne pas travailler. Elle mène une vie ordinaire, sans événements extraordinaire, vie banale d'une femme au foyer banale. Jusqu'au jour où le
sommeil la fuit et qu'elle ne ressente plus la fatigue : un cauchemar éveillé dans lequel elle voit un vieillard au visage inexpressif, aux vêtements ajustés tenant une carafe ancienne à la main, il la soulève pour en verser l'eau sur les pieds de la jeune femme, en panique « Je voyais qu'il y avait de l'eau sur mes pieds, je l'entendais couler et je ne sentais rien. » ; elle veut hurler, le fait sans qu'aucun son ne sorte de sa bouche, quand elle rouvre les yeux le vieillard a disparu tout comme le
sommeil . le jour est celui des tâches du quotidien, préparation des repas, rituel de l'au revoir du matin et des courses au supermarché, la séance de natation au club sportif, s'occuper de son fils et de son ménage. La nuit devient son espace de liberté de penser, l'espace dans lequel elle retrouve le goût de lire, de renouer avec cette passion abandonnée lorsqu'elle s'est mariée.
Un roman, « Anna Karénine » de Tolstoï, un verre de cognac, les heures nocturnes défilent à lire et redécouvrir l'écriture de l'auteur russe, à s'immerger dans le style au point d'en saisir la quintessence et de se dire qu'avant, elle n'avait rien compris de sa justesse à amener ses personnages, qu'il avait tout un cheminement nécessaire pour que Vronski et Anna puissent se rencontrer.
La fuite du
sommeil semble avoir aiguisé sa faculté de comprendre la littérature la plus ardue, elle lui permet de ressentir la subtilité des textes.
Peu à peu, l'héroïne ne pense plus qu'à lire, elle se détache de ses tâches ménagères et familiale du quotidien qu'elle réalise mécaniquement pour s'en libérer. Après avoir retrouvé des vestiges de chocolat entre deux pages de son « Anna Karénine », elle court acheter des tablettes de chocolat pour accompagner ses lectures, comme elle le faisait quand elle suivait ses études.
Personne ne s'aperçoit de son « état » pas même son mari et encore moins son fils. Tous les deux dorment chaque nuit profondément, du
sommeil du juste : rien ne peut les réveiller.
La nouvelle «
Sommeil », très énigmatique, plonge le lecteur dans les dix-sept nuits sans
sommeil de l'héroïne et le fait naviguer dans l'univers particulier de l'auteur qui oscille, ici, entre l'étrange et le fantastique.
On se demande, en quasi apnée, quand la jeune femme s'effondrera de fatigue et sombrera dans un
sommeil réparateur. On se le demande tout au long du récit, porté jusqu'au bout par les constats et souvenirs du personnage principal : chaque bribe apporte un morceau du puzzle et pourtant il en manquera un... à charge pour le lecteur de l'imaginer ou de ne pas tenter de la chercher pour rester sous le charme étrange, parfois dérangeant, de l'histoire d'un
sommeil en cavale : sa fuite apporte le goût de l'interdit chez la jeune femme, a priori comblée, mais aussi le goût d'une liberté trop longtemps étouffée par son quotidien d'épouse et de mère. Un souffle de révolte féminine écrit avec subtilité et justesse par un Murakami qui sait si bien décelé les méandres de la psyché sous l'absence de ride à la surface du lac imperturbable d'une « ménagère » japonaise accomplie. le tsunami est en gestation, il n'éclate pas ….. quoique la chute de la nouvelle laisserait supposer le contraire.
«
Sommeil » est une nouvelle envoûtante qu'on lit avec délectation.
Lien :
https://chatperlipopette.blo..