Je termine ce roman qui m'a été prêté, et que j'ai lu avec plaisir et réflexion. J'ai l'impression d'énoncer un lieu commun en affirmant qu'il m'a donné envie de reprendre la Recherche, d'aller directement à la source. N'est-ce pas tout le pouvoir de fascination de cette oeuvre, que de se répandre par le pouvoir d'attraction des mots d'autres lecteurs ?
Je me sens moins déconfite de m'être arrêtée, il y a longtemps, au troisième tome de la Recherche, ayant lu que la moitié des lecteurs ont décroché après Un Amour de Swann, et un bon tiers encore après le deuxième ou le troisième tome. Avec son approche spécialisée et pointue, aussi bien qu'aimante et émue,
Laure Murat sait nous convaincre que la lecture de
Proust est aussi pour nous. Lire
Proust, c'est plus facile qu'on ne croit, selon elle.
Ainsi, par la qualité de son évocation, nous abordons différentes facettes de l'oeuvre : le
Proust lié à l'aristocratie de son temps, visiteur des Salons et divers lieux de réjouissances du gratin mondain, mais aussi le clandestin des lieux de rencontre pour hommes, avec mineurs le plus souvent, l'enfant à jamais épris de sa mère, et surtout, l'auteur volontairement reclus pour mener à bien son travail d'écriture, faisant émerger les souvenirs de strates oubliées de sa mémoire, recomposant une réalité qui seule compte, celle de la littérature, ou l'expérience transmuée en oeuvre d'art.
Nous apprendrons également que
Proust creusa la tombe de l'aristocratie, en questionnant non pas tant sa légitimité que son pouvoir réel, et surtout en mettant à jour ce qu'elle taisait, en amenant au centre les personnages de la marge, ceux qu'elle ne voulait pas voir, ou qu'elle ne pouvait tolérer qu'en les faisant taire. Pour un peu, l'auteur culte du XXème siècle deviendrait presque une icône du grand mouvement arc-en-ciel, bien qu'il eût ses propres limites, en ce qu'un coming-out n'était pas sa tasse de thé. Il était même, dirait-on aujourd'hui, littéralement homophobe.
C'est ici qu'il faut parler du "roman familial", car
Laure Murat sait ce qu'est l'aristocratie, elle a vécu en son sein, sans questionnement d'abord, protégée par "le château-fort" et le récit familial, puis écartée car elle voulait vivre son homosexualité au grand jour et que sa mère ne voulait pas en entendre parler, d'où sa rupture et son exil. Il faut lire ces pages sur les manières du grand monde, le vide enrobé par les formes, sur la répétition ad nauseam de la généalogie, mais aussi sur une certaine liberté de ton, une désinvolture cultivée, un amour des livres comme pouvait l'incarner son père. C'est touchant et fascinant, car sans être qualifié pour, qui peut accéder à ce milieu d'entre-soi par excellence ?
Pourquoi alors ne pas accorder le 5/5 à ce livre inclassable, entre essai littéraire et auto-fiction, qui fait un sans faute quant au style ? J'ai deux raisons : je n'aime pas lire sur un auteur avant de le lire moi-même, d'une part. D'autre part, j'ai une légère suspicion envers
Laure Murat d'ambiguïté morale relative à son statut de noblesse : certes, elle ne manque pas d'auto-dérision et d'esprit critique, mais elle reste Princesse après tout dans l'état-civil. Mais surtout, elle se donne le beau rôle, la vérité pour elle est le mouvement, la fluidité, contre l'immobilisme et le conservatisme hérités de son milieu. Si sa façon de vivre avait été acceptée par sa caste, aurait-elle ainsi tout remis en cause, aurait-elle rompu avec un mode de vie qui devait bien comporter quelques avantages ? Ne demandait-elle qu'une acceptation de son individualité, l'expression d'une compréhension maternelle, ou était-elle d'emblée prête à aller plus loin, à rompre avec tout un milieu qu'elle estime toxique par ce qu'il lui a coûté ?