Il était une fois une princesse qui ne s'est pas mariée, qui n'a pas eu d'enfant, et qui, pour comble, est devenue gauchiste, féministe et homosexuelle.
La princesse déchue doit son salut à
Marcel Proust.
Proust, roman familial suggère que c'est
Proust qui a composé le roman familial de
Laure Murat, et c'est d'une certaine façon la vérité, car en tant que chroniqueur de gazette mondaine,
Marcel Proust était de toutes les fêtes du microcosme aristocrate, de la fin du XIXème au début du XXème, où figurait en bonne position les arrière-grands-parents de l'autrice.
À force d'en entendre parler, dès sa tendre enfance,
Laure Murat considère le grand écrivain comme quelqu'un de sa famille, qui plus est comme un ange gardien, qu'elle honore par les mots de la fin de son ouvrage.
« À ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que
Proust m'a sauvée ».
Marcel Proust lui a décillé les yeux et permis de faire sa résilience face à la cruauté du rejet de sa famille quand elle a fait son coming out : « Tu es une fille perdue», lui crache à la figure sa mère avant de se mettre à pleurer, comble de l'ignominie pour une noble !
« À l'aristocratie est souvent rattaché le mot de prestige. […]. Personnellement, je préfère le « proustige ». […] Je ne m'arroge en rien le prestige de
Proust parce qu'il aurait décrit le monde où je suis née, mais je loue sa magie à m'en avoir sortie, en authentique proustigitateur ». (p.16)
Les personnages de "À la Recherche du Temps perdu" sont inspirés de réels aristocrates, sans oublier de nombreux membres de la dynastie Murat – Luynes, croisement de la noblesse d'empire (Napoléon) et de la noblesse de sang. L'intérêt de
Laure Murat va au-delà de l'évocation pure et simple de sa famille, et s'étend à l'aristocratie toute entière que
Marcel Proust dépeint merveilleusement, comme des errants voltigeant dans leur bulle, en constante représentation.
« Limité au surgissement de noms familiers dans le cadre d'un roman, le trouble de ma lecture serait resté anecdotique. Mais le plus sidérant, c'était que toutes les scènes « lues » où l'aristocratie entrait en jeu étaient infiniment plus vivantes que les scènes « vécues » dont j'avais été témoin, comme si
Proust, à l'image du Dr Frankenstein, élaborait sous mes yeux le mode d'emploi des créatures que nous étions. Il mettait en mots et en paragraphes intelligibles ce qui se mouvait sous mes yeux depuis que j'étais née ». ((p.78)
Ces chevaliers d'un autre temps se doivent d'évoluer comme des notes dans un morceau de musique, la moindre fausse note est vécue comme un drame sans nom. C'est tout un ensemble de codes qu'ils doivent appliquer au pied et à la lettre.
Il faut respecter l'élocution aristocratique, « l'accent de classe ».
« Une année, une de mes soeurs avait spontanément adopté le tic d'une de ses professeures* d'école qui ajoutait des « eu » traînants à la suite de certains mots, comme dans « je suis allée à la piscin-eu » […] je vois encore la panique sur le visage de ma mère, comme si la famille groseille au complet avait pris possession du larynx de ma soeur ». (p.172)
*oh mes aïeux !
Cet « accent de classe » doit se dérouler dans un certain rythme.
« Cette musicalité un peu nerveuse, faite d'accélérations et de lenteurs étudiées pour conduire le plus sûrement à la chute, convient aux mots d'esprit et à l'art de la conversation, où il est déconseillé de s'appesantir ». (p.19)
C'est tout un apprentissage de parler pour ne rien dire ou pratiquer la langue de bois.
« Car, aussi prévisible soit-il à bien des égards, ce milieu conserve en même temps, et jalousement, le secret de sa liturgie, qui fonctionne comme des actes de langage indirect, ces énoncés qui disent une chose pour en signifier une autre ». (p.87)
«
Proust écrit : « j'avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens ». (p.32)
C'est fatigant d'être en constante représentation, rares sont les instants où l'attention se relâche, comme ce moment où le baron de Charlus, ne se sachant pas observé, sort de l'hôtel de Mme de Villeparisis.
« Dans ce passage où le narrateur observe M. de Charlus à son insu, baissant les paupières au soleil dans la cour de l'hôtel de Guermantes, vaut mieux que toutes les explications. Parce qu'il est convaincu de n'être pas observé, le baron a « relâché dans son visage cette tension, amorti cette vitalité factice », oublié d'arborer sa « brutalité postiche » pour laisser « l'aménité, la bonté […] s'étaler si naïvement sur son visage ». (p.82)
Il est formellement interdit de manifester des sentiments, sont exclues toutes circonstances atténuantes.
« « On ne pleure pas comme une domestique », répétait mon arrière-grand-mère, que la haine de l'effusion avait poussée à donner un bal à la mort d'un de ses fils, engagé volontaire, tombé pour la France en 1916, à l'aube de son vingtième anniversaire ». (p.18)
Ces aristocrates ont appris par coeur leur rôle et sont incapables d'improviser. Il faut comprendre le désarroi de la duchesse de Guermantes quand elle demande à Swan pourquoi il ne veut pas l'accompagner en Italie, et que ce dernier lui répond que le médecin lui a donné peu de temps à vivre. Cette pauvre dame est perdue car dans son « code de convenances », il n'est pas fait référence à ce qu'il convient de dire dans ce cas précis. Elle esquive la difficulté en rétorquant qu'il s'agit certainement d'une plaisanterie. (p.101)
C'est un truisme de dire que ces gens-là ne travaillent pas et sont totalement ignorants des questions pratiques et de la vie ordinaire.
Laure Murat relate que la seule fois où elle a pris le bus avec son père, elle ne savait pas où se mettre quand ce dernier s'adressant au chauffeur a demandé très sérieusement : « on m'a beaucoup parlé de cette carte qu'on dit « orange ». Vous me la conseillez ? ». (p.176)
Cet atavisme les conduit à considérer comme des affaires d'état, des choses insignifiantes, comme le fait que la duchesse de Guermantes puisse porter des souliers rouges avec une robe noire.
Laure Murat nous livre, pour notre grand bonheur, son prisme de lecture de "À la recherche du temps perdu", qui correspond à sa connotation personnelle du temps comme recherche pour comprendre son histoire familiale, même si elle ne l'enferme pas dans ce carcan.
« Ce livre immense m'enchantait comme un kaléidoscope dont chaque mouvement révèle des figures et des combinaisons insoupçonnables, des mondes infinis ». (p.69)
Proust aimait à dire que chaque lecteur lisait en lui-même en lisant La recherche du temps perdu, toutefois il n'appréciait pas toutes les interprétations, d'où sa colère, quand le critique
Marcel Boulenger, à propos de "À l'ombre des jeunes filles en fleur", a parlé du portrait flatteur d'une « noblesse imaginaire ».
Pour corroborer cette idée, j'ajoute qu'il s'est mis à dos beaucoup d'aristocrates, comme Mme de Villeparis qui a brûlé toute leur correspondance, où le Marquis de Breteuil qui a cessé de le recevoir alors qu'il avait eu une chambre attitrée.
Je n'ai pas encore pris le temps de partir à
La Recherche du Temps perdu. Je n'aurais pas l'outrecuidance de me targuer d'avoir lu « un amour de Swan » pour le bac de français, ou « La prisonnière » suite au film « La captive » avec
Sylvie Testud, car ma mémoire ne résisterait pas au moindre interrogatoire.
J'ai acheté
Proust, roman familial pour l'offrir à mon mari, qui lui a lu toute
La Recherche du Temps perdu en entier deux fois, et plusieurs fois partiellement. Maintenant, je me le suis accaparé et aurai plaisir à le lire et le relire quand mon amie, à qui je viens de le prêter, me le rendra.
Je vais vous faire un aveu. Je suis très touchée par ce sentiment d'étrangeté de
Laure Murat.