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Citations sur Autres rivages (39)

Oui, je m’enorgueillis d’avoir discerné dès cette époque les symptômes de ce qui est si manifeste aujourd’hui, où une sorte de cercle de famille s’est peu à peu formé, unissant les représentants de toutes les nations, de gaillards bâtisseurs d’Empire dans leurs clairières de jungle, les policiers français, l’innommable produit allemand, les bons vieux faiseurs de pogromes, russes ou polonais, assidus aux offices divins, le maigre lyncheur américain, l’homme aux dents gâtées qui fait gicler des histoires chauvines au bar et aux w.-c, et, en un autre point de ce même cercle infra-humain, ces impitoyables automates aux visages de papier mâché, vêtus de pantalons curieusement larges et de vestons aux épaules carrées que l’État soviétique commença d’exporter autour de 1945, après plus de deux décennies d’élevage sélectif et de confection sur mesure durant lesquels la mode masculine à l’étranger avait eu le temps de changer…


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Les trois arches d'un pont à l'italienne, franchissant le cours d'eau étroit contribuaient à former, avec l'aide de leurs répliques dans l'eau presque parfaite et presque sans rides, trois ovales exquis. À son tour, l'eau jetait une tache de lumière fine comme de la dentelle sur la pierre des intrados, sous lesquels notre petite embarcation passait en glissant. Çà et là, perdu par un arbre en fleur, un pétale lentement descendait en tournoyant, tournoyant, tournoyant, et, en ayant l'étrange sentiment de voir quelque chose que ni un fidèle, ni un spectateur fortuit ne devrait voir, on surprenait son reflet qui rapidement -plus rapidement que le pétale ne tombait- s'élevait à sa rencontre ; et pendant une fraction de seconde, on avait peur que le tour ne ratât, que l’huile bénite ne s'enflammât pas, que le reflet fit défaut et que le pétale ne s'éloignât en flottant, tout seul ; mais chaque fois la délicate union avait lieu, avec la magique précision d'un mot de poète rencontrant à mi-chemin son souvenir à lui, ou celui du lecteur.

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J'assiste avec plaisir à l'exploit suprême de la mémoire, à cet usage magistral qu’elle fait des harmonies innées lorsqu'elle rassemble au bercail les tonalités interrompues et errantes du passé. Je me plais à imaginer, quand j'embrasse le passé d'un coup d'œil rétrospectif, comme couronnement et résolution de ces accords cacophoniques, quelque chose d'aussi permanent que la longue table que, aux jours d'anniversaires et de fêtes en été, l’on dressait au-dehors pour le chocolat du goûter, dans une allée de chênes, de tilleuls et d'érables, à l'endroit où elle débouche sur l'espace sablé et aplani du jardin proprement dit qui séparait le parc de la maison. Je revois la nappe et les visages des personnes assises participant aux jeux de lumière et d'ombre sous un mouvant et fabuleux feuillage, exagéré, sans aucun doute, par le même pouvoir de commémoration passionnée, de perpétuel retour, qui me fait toujours m'approcher de cette table de festin en venant du dehors, des profondeurs du parc -non de la maison- comme si l'esprit, afin de revenir là, devait s'y prendre avec les pas silencieux d'un enfant prodigue nu-pieds, défaillant d'émotion.
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Un instant plus tard mon premier poème fusa. Qu'est-ce qui le déclencha ? Je crois le savoir. En l'absence de tout vent, du fait simplement de son poids, une goutte de pluie, brillant comme un luxe parasite sur une feuille en forme de coeur, en fit plonger la pointe, et ce qui avait l'aspect d'une gouttelette de mercure exécuta un brusque glissando en suivant la nervure centrale, et alors, ayant perdu son lumineux fardeau, la feuille soulagée se redressa. "Lisse, diamant, glisse, soulagement" - l'instant qui suffit à tout cela pour se produire me sembla être non tant une fraction du temps qu'une fissure dans le temps, un battement de coeur manquant, aussitôt remboursé par un crépitement de rimes. Je dis bien : "crépitement", car lorsqu'on souffla une rafale, les arbres se mirent à dégoutter tous à la fois, imitant la récente pluie torrentielle aussi grossièrement que la strophe que déjà je murmurais ressemblait au spasme d'émerveillement auquel j'avais été en proie quand, l'espace d'un instant, coeur et feuille n'avaient plus fait qu'un.
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Dans la pureté et la vacuité de cette heure moins familière, les ombres étaient du mauvais côté de la rue, lui prêtant la parure non sans élégance d'un renversement, comme lorsqu'on voit reflétée dans le miroir d'un salon de coiffure la vitrine vers laquelle le coiffeur mélancolique, tout en repassant sur le cuir son rasoir, tourne son regard (comme ils font tous en pareil moment), et, encadrée dans cette vitrine reflétée, une section de trottoir qui aiguille un défilé de piétons imperturbables dans la mauvaise direction, vers un monde abstrait qui, subitement, cessant d'être drôle, déchaîne un torrent d'effroi.
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Au cours des grandes promenades languissantes dont s'accompagna la fabrication de mon premier poème, je tombais un jour sur le maître d'école du village, socialiste ardent, homme de bien, profondément dévoué à mon père (je salue à nouveau cette image), toujours porteur d'un bouquet serré de fleurs des champs, toujours souriant, toujours en sueur. Tout en parlant poliment avec lui du brusque voyage de mon père en ville, j'enregistrai simultanément et avec une égale netteté non seulement ces fleurs en train de flétrir, sa cravate flottant et les points noirs sur les volutes charnues de ces narines, mais aussi la morne petite voix d'un coucou venant de loin, et l'éclair d'un Petit Nacré se posant sur la route et le souvenir de l'impression que m'avait fait des gravures (d'insectes nuisibles aux cultures agrandis et d'écrivains russes barbus) dans les classes bien aérées de l'école du village que j'avais visitée une ou deux fois. Et -pour continuer une énumération qui rend mal la simplicité éthérée de tout ce processus- le déclic d'un souvenir absolument sans aucun rapport (celui d'un pédomètre que j'avais perdu) fut déclenché dans une cellule voisine du cerveau, et la saveur du brin d'herbe que j'étais en train de mâchonner se mêla à la note émise par le coucou et l'envol de la Bolorie, et tout le temps que cela dura, je fus sereinement, magnifiquement conscient d'être conscient d'un si grand nombre de choses variées.
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Mais c'est que toute poésie est, en un sens, une poésie de situation : essayer d'exprimer sa situation vis-à-vis de l'univers qu'embrasse la conscience est, de tout éternité, un besoin. Les bras de la conscience se tendent et tâtonnent, et plus ils sont longs, mieux cela vaut. Ce sont des tentacules, non des ailes, les membres naturels d'Apollon. Vivian Bloodmark, un ami philosophe que j'eus par la suite, disait souvent que, tandis qu'un homme de science voit tout ce qui arrive à un point donné de l'espace, le poète sent tout ce qui arrive en un point donné du temps. Perdu dans ses pensées, celui-ci tapote son genou de son crayon semblable à une baguette de magicien et, au même instant, une auto (plaque d'immatriculation de New York) passe sur la route, un enfant claque la contre-porte d'une véranda voisine, un vieillard bâille dans un verger embrumé du Turkestan, un grain de sable gris cendre esr roulé par le vent jusque sur Vénus, un certain docteur Jacques hirsch, à Grenoble, chausse ses lunettes pour lire, et des trillions d'autres choses sans importance de ce genre se produisent -toutes ses circonstances formant un organisme instantané et transparent dont le poète (assis sur une chaise de jardin, à Ithaca, N.-Y.) est le noyau.
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Mais la plus constante source d'enchantement, durant ces lectures, c'était, de chaque côté de la véranda, le motif arlequin des verrières multicolores insérées dans un châssis peint à la chaux. Le jardin, vu à travers ces verres magiques, devenait étrangement silencieux et distant. Si l'on regardait à travers le verre bleu, le sable se transformait en cendres, cependant que les arbres noirs comme de l'encre baignaient dans un ciel tropical. Le jaune créait un monde d'ambre macérant dans une infusion concentrée de soleil. Le rouge faisait s'égoutter du feuillage des rubis foncés sur un sentier couleur corail. Le vert renforçait le vert de la verdure. Et quand, après tant de somptuosité, on se tournait vers un petit carreau de verre ordinaire, insipide, avec son moustique solitaire ou sa tipule boiteuse, c'était comme boire une gorgée d'eau sans avoir soif, et l'on voyait un prosaïque banc blanc sous des arbres familiers. Mais, de toutes les fenêtres, c'est ce carreau-là à travers lequel, des années plus tard, mon aride nostalgie brûlait de pouvoir plonger le regard.
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Ces amalgamations optiques avaient des inconvénients. Le wagon-restaurant aux larges fenêtres, une perspective de décentes bouteilles d'eau minérale, des serviettes de table pliées en façon de mitres, et des barres de chocolat factices (dont les emballages - Cailler, Kohler, et autres - ne renfermaient que du bois), tout cela donnait d'abord l'impression d'un havre frais par-delà une suite de couloirs bleus, mais tandis que le repas progressait vers son fatal dernier service, et que, de plus en plus horriblement, un équilibriste avec un plateau rempli s'appuyait contre notre table pour laisser passer un autre équilibriste avec un plateau rempli, je ne cessais de surprendre le wagon en train d'être rapidement enfoncé, garçons titubants et tout, dans la gaine du paysage, cependant que le paysage lui-même exécutait une série compliquée de mouvements, la lune diurne s'entêtant à marcher de pair avec nos assiettes, les lointaines prairies s'ouvrant à la façon d'un éventail, les arbres proches s'élançant vers la voie sur d'invisibles escarpolettes, des rails parallèles se suicidant tout à coup par anastomose, un talus d'herbe nictitante s'élevant, s'élevant, s'élevant, jusqu'à ce qu'on fît dégorger au petit témoin de vitesses diverses sa portion d'omelette à la confiture de fraise.
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Au début je me doutais que le temps , qui paraît de prime abord si illimité, était une prison.
Notre existence n'est que la brève lumière d'une fente entre deux éternités de ténèbres.Bien que celle-ci soient absolument jumelles, l'homme, en règle générale, considère l'abîme prénatal avec plus de sérénité que selui vers lequel il s'avance en mille cinq cents battements de coeur par heure.
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