"
Vaguedivague" de
Neruda:
Je suis partiellement en désaccord avec la présentation de l'éditeur ci-dessus. En effet, (sauf si l'on attribue une "profondeur" insondable au matérialisme), plus qu'une oeuvre "profondément matérialiste", je trouve qu'il s'agit là d'une oeuvre débusquant l'esprit au coeur même de la matière-énergie: si elle "opère d'inlassables retours à la matière en cherchant à unir l'animé à l'immuable, le mouvement et la fixité", elle cherche même, selon moi, à conférer de la transcendance à l'inanimé, faisant entrer en fusion l'immanence et le sublime, l'instant et l'éternité, « dans cet espace d'une minceur effrayante où se produit la vie » [
René Char].
C'est-à-dire qu'elle est À LA FOIS matérialiste et métaphysique, établissant un continuum entre tous les humains, puis entre l'humain et le vivant dans son ensemble, et entre le vivant et l'inerte, inspiré probablement (ou proche) de la vision du monde chamanique des amérindiens. Pour ce faire,
Neruda souhaite "dilater" (selon le voeu de
Marguerite Yourcenar, repris en épitaphe sur sa tombe à Mount Desert), -- et tente sur lui-même l'expérience d'élargir -- "le coeur et la conscience de l'homme à la mesure de toute la vie". Et même, dans une perspective tangentielle à l'oeuvre de Teilhard de Chardin, que celui-ci n'eût pas désavouée, j'en suis sûr,
Neruda multiplie les traits d'union entre l'humain et la "biosphère" ensemble, l'univers tout entier tendu vers la "noosphère", à cela près que pour lui le transcendant se trouve au coeur de l'immanent et des éléments-briques du réel, distinct de lui mais non séparable.
Perspective métaphysique, s'il en est, mais n'oublions pas que ceci a lieu au sein d'un acte poétique qui distille une langue tout entière pétrie de silence, et de contemplation, infiniment belle et émouvante, ainsi que le dit si bien la critique précédente de "Pirouette0001" : pour elle je propose en citation l'un des poèmes du recueil qu'elle préfère, "Je demande le silence", en V.O. puis traduit par mes soins (car la traduction de la version française du livre me semble un peu trop loin de l'écriture de
Neruda).
Dans ce poème magnifique, véritable testament, le poète prépare son voyage du "grand saut" en faisant l'inventaire de son bagage essentiel. Les premiers vers de ce poème ont d'ailleurs été repris sur une stèle à la mémoire de Don Pablo devant sa maison à Santiago (à voir ici dans la collection de photos). Mais la visée est tout sauf égocentrique ou apitoyée sur soi, même si une irrépressible nostalgie pour la beauté de la vie s'y laisse entendre, car ce faisant
Neruda défriche pour nous les broussailles de la grande frontière, et ouvre un chemin pour un deuil acceptable... Ce poème est emblématique de la démarche de tout le recueil, et il rappelle les mots de conclusion de son "
Chant général" (à voir ici aussi en citation à la page consacrée à ce maître-livre).
■ Helgé alias lglaviano