Tombeau de Lunven
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tu as voulu démaquiller la mort
pour cela commencer par une image
tas de viscères en fleurs sur la poitrine
la tête au-dessus de la floraison
toute ahurie d’être restée intacte
plus bas trous dans la chair et os cassés
la bouche de la mort entre les jambes
plus loin tombé du dos un bout de chair
on en devine le gélatineux
et la fermentation bien avancée
ce que voient les yeux n’est que dans les yeux
disais-tu en te moquant de toi-même
on a le dégoulis mais pas l’odeur
cette fumée n’appartient qu’au cercueil
aucun moyen de la représenter
sauf à créer la charogne mentale
mais pas de mots assez avariés
pour singer justement la pourriture
il ne reste qu’à contempler l’image
se demander si la prémonition
dicta ceci sans écarter le saut
Tombeau de Lunven
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ce trou dans le dos ces flancs déchirés
ces masses sanieuses pleines de sang
le bassin broyé par je ne sais quoi
on sent que souffle ici une épouvante
mais à qui ce corps noyé dans l’espace
il fut jeté là après le supplice
vague espoir de découvrir par ici
l’acte risqué d’une conjuration
mais rien ne peut changer l’irréversible
et ta mort en est la confirmation
son manque garde en vie le disparu
il respire de me couper le souffle
il est là soudain de n’être plus là
brusque violence et seulement intime
pas même alors une image présente
pourtant quelque chose est venu en tête
a serré la gorge et saisi le cœur
puis tout se retire à perte de souffle
comme lentement arraché au corps
le visiteur reste dans les parages
puis s’écarte comme on ferme les yeux
Tombeau de Lunven
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dans quel avant demeurent les images
ce qu’elles représentent est leur présent
l’acte inscrit est à jamais immobile
la violence y est sans réalité
mais le regard recharge l’explosion
en repoussant qu’elle est imaginaire
alors fermer les yeux et méditer
son visage apparaît puis disparaît
et le trottoir qui va le fracasser
le temps n’a rien calmé dès que la tête
tente encore d’apercevoir la chute
une illusion est toujours au travail
non pas question de renverser le temps
la chose en cours ne trouve pas de mots
il doit s’agir de partager ta fin
pour que l’empreinte en couvre tout le reste
et ne laisse en vue que le nerf amical
image et souvenir sont incomplets
la main et le sourire ont disparu
la voix aussi qui pénétrait le corps
même admirée l’œuvre ne suffit pas
Tombeau de Lunven
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la terre à présent a mangé ton corps
ta viande en bouillie autour de tes os
ta jeune énergie devenue charogne
ta tête cassée comme un œuf pourri
là-haut ta fenêtre est encore ouverte
indifférente à ton saut à l’envers
à quoi pensais-tu ces quelques secondes
juste avant le choc contre le trottoir
tes bras repliés contre ton visage
et déjà le corps devenu son reste
les os éclatés déchiraient ta viande
masse tuméfiée comme ramollie
suintant une sanie innommable
une glaire épaisse avec peu de sang
tes vêtements n’étaient plus que ton sac
et c’est là dedans qu’on t’a ramassé
pauvre tas humain jeté sur brancard
avec étiquette en vue de la morgue
espérons qu’il n’y a plus de conscience
de ce que tu fus dans ce que tu es
sinon à quoi bon sauter dans le vide
Tombeau de Lunven
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as-tu économisé l’agonie
on a dit de toi tué sur le coup
ce cou qui tue et que n’exprime pas
l’éclair intérieur qui ferait la somme
à quoi bon vouloir penser l’impensable
pourrait-il au moins dévier la perte
chasser un peu les images mauvaises
celle surtout du crâne qui éclate
celle du corps devenu tas sanglant
toujours cela fait la scie dans la tête
tantôt comme pour repousser l’horreur
tantôt pour en exciter la présence
je vois monter une fumée pensive
elle cherche à noyer l’ultime image
celle qui n’existe pas mais le voudrait
la dernière telle qu’on l’imagine
dans le désir d’être là jusqu’au bout
tout cela n’est que pauvre excitation
avant le retrait dans la solitude
les amis parfois portent le cercueil
nul ne les invite à creuser la tombe
Jean Frémon La Blancheur de la baleine éditions P.O.L où Jean Frémon tente de dire de quoi et comment est composé son nouveau livre "La Blancheur de la baleine" à l'occasion de sa parution aux éditions P.O.L et où il est notamment question de Michel Leiris, David Hockney, Emmanuel Hocquard, Bernard Noël, Alain Veinstein, Etel Adnan, Louise Bourgeois, Jannis Kounelis, Jacques Dupin, Claude Esteban, Samuel Beckett, Marcel Cohen, Jean- Claude Hemery, Jean- Louis Schefer, David Sylvester, Edmond Jabès à Paris le 2 février 2023
"Ce sont des écrivains, des peintres, des sculpteurs.
Aventuriers de l'impossible. Ce sont des bribes de leurs vies. Tous des chercheurs davantage que des trouveurs. J'ai eu le privilège de les côtoyer. Ce qu'ils poursuivent est ce qui toujours se dérobe. La grâce est une fieffée baleine blanche."
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