Les aérostats

Nous vivions dans une époque ridicule où imposer à un jeune de lire un roman entier était vu comme contraire au droit de l'homme. Je n'avais que trois ans de plus que Pie. Pourquoi avais-je échappé au naufrage ?

- je n'ai aucune volonté
- vous êtes désespérant Pie. Donnez-vous les moyens d'arriver à quelque chose. Ayez une vie avant la mort. Bougez vous !
- qu'est-ce qui m'en empêche ?
- rien. Arrêtez de vous regarder le nombril.

Vous n'avez pas l'air larguée. Vous n'appartenez pas au troupeau. Vous ne cherchez plus à ressembler aux autres, ni à prêter allégeance aux meneurs, ni à vous y opposer.

Quand ils ne reçoivent pas, ils mangent n'importe quoi et passent leurs journées et leurs soirées dans le néant.
- ils regardent la télé ?
- ils sont vautrés devant le téléviseur allumé. On ne peut pas dire qu'ils le regardent.

Mon père ne supporte pas ni qu'on lui résiste, ni qu'on ait des secrets

- Qui vous dit qu'à seize ans je n'allais pas affreusement mal?
-Vous êtes hors sujet. Ce que j'admire, dans La Métamorphose, c'est que la malédiction qui frappe Grégoire n'est pas censée être transitoire. Personne ne lui dit que ça va s'arranger. Et en effet, ça ne s'arrange pas.
-Dans son cas.
-Donc, dans le vôtre, ça s'est arrangé?
- Encore une fois, il n'est pas ici question de moi.
- C'est facile de se défiler, comme ça. KAFKA a écrit ce livre en 1915, pendant l'horrible gerre qui marque le début du vingtième siècle. Voici le sort réservé aux êtres vivants désormais: ce qui vit est perçu comme un grouillement auquel il faut mettre un terme. Le vingtième siècle marque le commencement du suicide planétaire.
- Vous n'y allez pas un peu fort, là?
- Je ne trouve pas. Vous vous occupez de moi et je vous en sais gré, vous m'apportez beaucoup. Il n'empêche qu'à mes yeux, le cas, c'est vous et non moi.
-Vous avez l'intention de me guérir?
- Surtout pas. Votre maladie vous est salutaire. Si vous n'étiez pas à ce point dans l'illusion, vous ne seriez pas si intéressante.
Je souris.
- J'ai lu que Kafka était en conflit ouvert avec son père, reptrit-il. C'est aussi pour ça, je crois, qu'on a vu en lui le porte-parole de l'adolescence.
-Me voici qualifiée de ON.
Pie ignora ma remarque et continua:
- Le rejet du père n'est pas réservé à l'adolescence. Ce que je hais chez mon père, ce n'est pas sa paternité, c'est le sort qu'il me propose: à partir du vingtième siècle, l'héritage que nous laisse la génération précédente, c'est la mort. Mais pas la mort instantanée: il s'agit de traîner une longue angoisse de cancrelat blessé avant d'être écrasé.

Aussi, lire à quinze La Métamorphose fut une révélation. Se réveiller un matin à l'état de blatte géante : oui, c'était exactement cela. Dans les autres romans, les adolescences étaient autant d'impostures : on ne mentionnait que les survivants de la bataille de la Somme. Avant Kafka, personne n'avait osé dire que la puberté c'était le carnage.

A l’université, je n’étais pas quelqu’un de populaire. Les étudiants ne s’apercevaient pas de mon existence

Il appartenait à cette frange de la réalité dont on se réjouit qu'elle existe, comme le paysage.

Avoir seize ans était une telle épreuve, à plus forte raison en débarquant des îles Caïmans pour se retrouver à Bruxelles, ville dont on a toujours exagéré la chaleur humaine. (p. 29/30)