Mère disparue

« Tu apprendras à vivre avec, Nikki. Je t’aiderai. »
J’attendais que Strabane en dise davantage. Je le reconnaissais à présent : mon amant.
J’attendais qu’il me dise les mots que l’on dit dans ces moments-là. Mais il garda le silence. Il avait glissé ses doigts entre les miens et serrait ma main avec force. Je compris que c’était cela son raisonnement, cela ses arguments.
Ainsi s’acheva la première année où ma mère me manqua.

La dernière fois que vous voyez quelqu’un sans savoir que ce sera la dernière fois. Et tout ce que vous savez maintenant, si seulement vous l’aviez su alors. Mais vous ne saviez pas, et maintenant il est trop tard. Et vous vous dites « Comment aurais-je pu savoir, je ne pouvais pas savoir. » Vous vous dites.
Je raconte ici comment ma mère me manque. Un jour, d’une façon qui ne sera qu’à vous, ce sera aussi votre histoire.

Le chagrin ressemble à ces essuie-mains déroulables des toilettes publiques.
Partagé par trop de gens, il se salit et s'use.

Certains de ceux qui nous évitaient, Clara et moi, avaient connu nos parents pendant des années. Ils nous avaient rendu visite, ils étaient venus à l'enterrement et même au déjeuner chez Clare. Certains étaient d'anciens amis et camarades de classe. Certains étaient des parents !
Cela se produisait surtout au centre commercial, où il est facile d'éviter les gens en s'engouffrant dans un magasin, en prenant un escalator.

Claire avait dit vrai : les gens nous évitaient.
Je ne le leur reprochais pas, au fond. Il m'était souvent arrivé dans ma vie d'éviter des gens que je connaissais, des amis de la famille ou même des parents qui avaient perdu un "être cher".
Dans notre cas, c'était forcément pire. Que dit-on à quelqu'un dont la mère a été assassinée ?

Ce jour où Gwen avait si froid, au lac Star, et où je l'ai serrée dans mes bras pour la réchauffer,elle m'a dit:"N'en parle à personne, Alyce! Tu me le promets?" J'ai promis, bien sûr, et voilà que quarante ans plus tard, je manque à ma promesse"

C'était pure impulsion de ma part. Je m'emballais, parce que j'avais bu un ou deux verres de vin en compagnie de deux personnes auxquelles je tenais le plus au monde, et qui ne pouvaient s'empêcher de me sourire avec indulgence, comme si j'étais une gamine effrontée mais adorable qu'il fallait à la fois encourager et ramener à la raison.

La dernière fois que vous voyez quelqu'un sans savoir que ce sera la dernière fois. Et tout ce que vous savez maintenant, si seulement vous l'aviez su alors. Mais vous ne saviez pas, et maintenant il est trop tard. Et vous vous dites Comment aurais-je pu savoir, je ne pouvais pas savoir. Vous vous dites.

Je raconte ici comment ma mère me manque. Un jour, d'une façon qui ne sera qu'à vous, ce sera aussi votre histoire.

Strabane s’interrompit. Il avait parlé vite, avec passion. Je n’avais jamais entendu un homme parler ainsi. « Je ne voudrais pas qu’une femme que j’aime sache tout cela, je voudrais l’en protéger. Vous pouvez le comprendre, n’est-ce pas Nikki ? »
Oui. Je pouvais le comprendre. Mais j’étais incapable de répondre, j’avais replié mes jambes sous moi dans le coin déjeuner, en proie à une sorte de paralysie.
« Je sais que c’est dur pour vous d’être avec moi. Je sais que je vous rappelle certaines choses. Mais si vous me connaissiez mieux, ce ne serait pas le cas. » Il marqua une pause. Il passa les deux mains dans ses cheveux raides. » Chaque fois que vous me verriez, dans cette maison par exemple, ce que je signifie diminuerait. Le passé diminuerait. » Il marque une nouvelle pause. Il me regardait avec attention. Comme un homme acculé contre un mur, ayant à prononcer des mots qu’il ne peut entièrement comprendre, il dit enfin : « L’avenir devient plus large, vous comprenez ? A mesure que le passé diminue. »

Le procès. Et après le procès, un deuxième jury pour la « phase de détermination de la peine ».
Si Ward Lynch était déclaré coupable des nombreux chefs d’accusation portés contre lui, un second jury déciderait s’il devait être condamné à mort ou à une peine de perpétuité incompressible.
La seconde audience aurait lieu immédiatement après la première. Les membres de la famille de Gwen Eaton seraient invités à témoigner. Clare témoignerait. Les frères de papa, Herman et Fred, témoigneraient. Tante Tabitha, peut-être. Et peut-être aussi Lucille Kovach.
On attendrait de moi que je témoigne. Je ne voyais pas comment je pourrais refuser. Mais pour dire quoi ? Ma famille souhaitait la mort de Ward Lynch, et l’on supposait que c’était aussi mon cas. Pourtant, si je témoignais, il me faudrait dire que ma mère n’aurait pas souhaité une condamnation à mort, pas Gwendolyn Eaton. Elle aurait pardonné même à son assassin, j’en avais la conviction. Mais si je déclarais « Ma mère n’aurait pas souhaité l’exécution de cet homme, et moi qui parle à sa place, je ne la souhaite pas non plus, je provoquerais la colère de ma famille, et surtout de Clare.