Livre majeur. Un des charmes, au sens fort du terme, de ce roman tient à ce qu'il fait partie de ces livres chez qui le narrateur est un personnage sinon effacé, du moins humble, du moins discret.
« Je sus, même à travers les rideaux, que le soleil commençait à décliner. le vent avait dû se lever, car on entendait les arbres bruisser dans le lointain. L'air froid qui montait à mes pieds donnait encore plus d'épaisseur au silence.
- Parlez-moi des règles de muséologie que vous avez assimilées.
Son dentier avait failli se détacher, dans un nuage encore plus gros de postillons.
- Oui
J'avais compris qu'il était inutile de déployer de l'énergie à essayer de me montrer sous mon meilleur jour. » Page 18
Alors, quelle est sa légitimité, car le paradoxe est patent, lui qui est devenu le maître de cérémonie auprès du monde extérieur, sa force ? Elle réside dans une sorte de patience, d'engagement neutre et endurant. Ceci vaut pour l'écriture elle-même, bien entendu, son rythme précis et posé de braises, rendant en sa respiration et crépitements comptés les pulsations intimes des lieux, de leurs habitants, des peines, des heures, du mat et du brillant. Tout participe à ce tissage calme, y compris la scène de l'attentat ou du piétinement, l'aiguille plonge et réapparaît sans heurts de la première à la dernière page.
"La couleur des montagnes, le débit des ruisseaux, l'ombre de l'horloge de la mairie, le son des cloches du monastère, tout était sous la domination de l'hiver » page 247
« le profil de la jeune fille s'apprêtait à plonger dans l'obscurité. » Page 241
Ce personnage, qui nous révèle la dimension transcendantale de tout musée digne du nom, ressemble à d'autres narrateurs qui dans d'autres récits sont parfois à peine sur le bord de l'histoire, hors considération, ce qui ne lui ferme une aucune porte.
Yôko Ogawa connaît à fond cette vérité ultra littéraire : celui qui compte le moins est celui à qui on tolère qu'il rende compte pour tous. Et comme si cela ne suffisait pas, sa conscience du monde est aussi rare qu'impressionnante et précieuse. Sans oublier ce que le lecteur apprend de l'art du coutelier, de ces moines voués au silence, de la muséographie.
Et il faudrait encore parler du fil du roman, cette collection fanatique et légitime.