Elle pense qu'elle salit le tapis, car elle est tombée, encore, et elle saigne en plusieurs endroits. Elle pense que le jeune maître va briser sa cravache et se briser les mains et se briser les pieds à force de la battre. Elle pense que la maison va s'écrouler sous ses cris. Elle pense que son corps va s'ouvrir en deux. Elle pense que c'est fini. Elle pense aussi qu'elle veut vivre.
Il désigne Bakhita et Binah :
- Regardez ce que je vous ai ramené du marché !
C'est toujours un petit coup porté au cœur. Une violence qui surprend. Cette façon de parler d'elles, ce ton qui dit plus que les mots, ce dédain et cet appétit, comme si elles étaient sourdes. Totalement idiotes.
… Est-ce que les lieux existent encore quand on les a quittés ? P 57
Les esclaves domestiques et paysans dorment dans deux bâtisses séparées, une pour les hommes, l'autre pour les femmes, des bâtisses délabrées qui puent la paille humide et l'urine, où pullulent les rats, se transmettent les maladies, mais où règne surtout la peur. Les esclaves ont peur tout le temps. Peur de dormir alors qu'il est peut-être l'heure de se lever. Peur de ne pas dormir et d'être trop épuisé pour travailler au matin. Peur des coups qui réveillent les coups de la veille. Peur des coups qui ne viennent pas et vont tomber par surprise. Peur des anciens esclaves et des nouveaux esclaves, ceux qui savent trop de choses et ceux qui arrivent dans une innocence dangereuse. Peur le jour et peur la nuit, car l'épouse du général vient chaque matin avant le chant du coq pour les battre. Et ceux qui ont travaillé dans la nuit et viennent à peine de s'allonger sur leur natte sont battus pareil. Et celles qui sont grosses d'un enfant, et ceux qui sortent de leurs songes, et ceux dont l'esprit est encore uni à la nuit, et ceux qui ont la fièvre, et ceux qui sont si vieux qu'on les jettera bientôt sur le tas de fumier, et les petits enfants encore au sein, tous, encore couchés, sont battus pareil. Chaque matin avant le chant du coq, la femme du général crie dans une jouissance furieuse : « Abid ! Esclaves ! Race animale ! » Après cela, elle va mieux.
Elle a ce regard lent et triste des femmes sans insouciance, un sourire profond, d'une bonté lointaine. Sa beauté n'attire pas les jeunes Italiens, sa négritude est une barrière naturelle. La Moretta parmi eux n'est pas une étrangère. C'est une étrangeté.
Et c'est comme ça que dorénavant elle avancera dans la vie. Reliée aux autres par l'intuition, ce qui émane d'eux elle le sentira par la voix, le pas, le regard, un geste parfois.
Depuis Taweisha, elle sait que cette ville n'est en rien un endroit paisible. Ici tous sont marchands et gardiens d'esclaves, esclaves, femmes ou enfants d'esclaves, esclaves d'esclaves, une vie hiérarchisée, sous le haut commandement du prêtre, lui-même aux ordres des gros négociants. Le respect, c'est à eux qu'il va, les riches et les religieux. Ici les hommes ne sont pas seulement chargés de ce qu'ils ont pris aux villages razziés, ils sont aussi chargés de ce qu'ils ont arraché aux éléphants et aux bêtes sauvages, leurs mulets et leurs chameaux aux dents jaunes portent les trésors de pierres et d'or, ils ont gratté et éventré la terre et les arbres, ils vont vendre les hommes, les cornes et les peaux, le sel, la gomme et le cuivre, par eux le monde a été saccagé, et Bakhita entend le bruit des masses qui cognent le bois pour faire des enclos, celui des bêtes et celui des hommes, prisonniers et innocents pareils.
En sentant la douceur de l'eau sur sa peau, Bakhita a retrouvé la pureté de la rivière, les jeux et l'enfance, sa mère.
Partir, c'est espérer, toujours.
Sa vie est comme une danse à l'envers, un tourbillon d'eau sale.