Que demande-t-on à un écrivain ? D'écrire avec ses tripes et de nous remuer, de bouger notre petit confort de lecteur, de nous surprendre, de nous malmener même, bref, de nous marquer.
Tochi Onyebuchi serait donc à ce titre un très grand écrivain puisque son premier roman, en réalité une novella, porte en elle toute sa colère et toute sa rage comme un brasero incandescent, comme une arme brutale qui détonne quand on ne s'y attend pas.
Pourtant,
Gilles Dumay nous prévient déjà dans la préface de
L'Architecte de la Vengeance. Il nous dit que ce texte a tout de l'uppercut, ce qualificatif souvent galvaudé, et qu'il faudra du contexte au lecteur pour comprendre ce qu'il va se prendre dans la face. Que le lecteur soit noir ou blanc d'ailleurs.
C'est pourquoi la novella s'accompagne de deux articles de
Tochi Onyebuchi, ancien juriste en droits civiques américain, d'origine Nigériane et plus précisément Igbo comme une certaine
Nnedi Okorafor, autre grande écrivaine de science-fiction et fantasy américaine.
Des articles passionnants et essentiels pour resituer la pensée et l'état d'esprit de son auteur, et qui amènent forcément le lecteur à réfléchir encore et encore sur ce qu'il vient de lire.
Ce qui permet d'en venir au second point important autour de la littérature, de l'écrivain et de tout le reste : la « grande littérature » , celle qui perdure dans le temps, est aussi celle qui fait réfléchir et qui refuse le consensuel.
Alors asseyez-vous, car vous êtes au bon endroit.
Nous étions des enfants…
L'architecte de la Vengeance n'est pas une novella confortable.
C'est un récit de rage, de colère, d'indignation, de révolte où deux frère et soeur retrouve une voix.
Ella est une jeune fille noire qui vit en Californie. Tous les jours, elle est confrontée aux gangs locaux, à la violence, à l'injustice. Elle vit dans un monde que les blancs ne connaissent pas et ne veulent pas connaître, un monde de discriminations et d'injustices, un monde où un gamin de dix ans peut être abattu froidement dans la rue et où des policiers vous font la peau parce qu'il n'aime pas sa couleur. Un monde dans lequel des détenus noirs peuvent être tués par un rodéo « récréatif » sans que personne ne bronche.
Kev, lui, c'est l'enfant de l'Émeute, né pendant le Soulèvement de 1992 suite à l'acquittement des policiers qui ont tabassé Rodney King. Kev n'est pas comme sa soeur, même s'il subit le système aussi. Même s'il finit en taule pour un cambriolage qui tourne mal et parce qu'il n'a simplement pas la thune pour sa caution.
Car Ella a un Don. Elle peut s'infiltrer dans le souvenir des gens et se balader dans leur avenir. Elle peut ressentir les drames et les joies, les ombres et les peines. Mais surtout, Ella pourrait faire bouillir la cervelle des gens ou détruire un pâté de maison si elle le voulait.
Et si, enfin, Ella utilisait son Don pour que l'injustice cesse ?
Comment décrire ce texte autrement que par l'image d'un brasier ?
Celui d'une colère sourde qui grandit de page en page, taillée dans un style acéré qui tranche ses phrases à la serpe et les retaille au scalpel ?
Tochi Onyebuchi n'est pas un adepte des fioritures, son récit va droit où il doit aller, à la mesure de la rage qui habite ses personnages.
Black Live Matters
Le lecteur découvre, ou redécouvre, l'injustice raciale qui règne aux États-Unis.
L'architecte de la Vengeance explore les quartiers noirs où les gangs s'entretuent, où la drogue fait des ravages, où les gens vivent dans la misère et l'humiliation. L'humiliation. C'est un mot important celui-ci car dans nombre des réminiscences que va parcourir Ella, c'est l'humiliation qui engendre la rage, la haine, l'envie de vengeance. Ella, continuellement confrontée aux émeutes, aux conditions de vie, au mépris des Noirs, à la vie carcérale, à sa naissance même, Ella va ressentir une colère aussi légitime que brûlante.
L'Architecte de la Vengeance, c'est la description d'un système qui ne laisse pas de place au Noir, qui l'envoie à Rikers pour un cambriolage ou un vol de rien, qui le garde sous contrôle et l'humilie constamment.
C'est un roman dur. Un roman qui sait vous prendre les tripes pour les tirer d'un coup, comme lorsqu'Ella explore la souffrance de sa mère lors de son accouchement, un moment de bravoure littéraire qui sonne comme un direct dans le plexus. Et puis il y a chaque histoire, chaque bout de récit croisé de-ci de-là qui s'additionnent et forment quelque chose de monstrueux, le fondement d'un ressentiment, d'une colère, d'une envie de se venger devant ce spectacle innommable.
L'Architecte de la Vengeance voit deux trajectoires et deux « acceptations » de la condition Noire par Ella et par son frère Kev. Lui, plus victime qu'autre chose, et elle, un espoir, mais un espoir qui n'est pas celui, consensuel, que l'on attend dans ce genre de récit. L'histoire de
Tochi Onyebuchi n'est pas là pour faire dans la nuance, ici,
Le Blanc n'a pas de rédemption, il est, au mieux, pitoyable et très loin de l'image de dominant qu'il veut se donner.
Non, ce roman n'est pas pour la nuance.
C'est à la fois son plus grand et évident défaut…et sa plus brillante qualité.
Justice ou Vengeance ?
En tant qu'objet purement littéraire,
L'Architecte de la Vengeance impressionne par la précision de sa plume, sublimement retranscrite en français par la géniale
Anne-Sylvie Homassel. Si le récit vire carrément à la dystopie dans ses dernières pages, c'est aussi pour renforcer le sentiment de son auteur derrière, son sentiment que rien, non rien ne s'arrangera…à moins que…
Et c'est ici que
L'Architecte de la Vengeance divisera. Car sa solution radicale passe par la révolte et l'annihilation, sa solution c'est d'arrêter les demi-mesures et de ne plus murmurer mais d'hurler. C'est de mettre le feu et de ne plus lever un bras. Pendant de nombreuses pages, on comprend.
Oui, on comprend que confronter de façon sempiternelle à l'injustice et, disons-le carrément, à l'horreur, l'écrivain derrière ce récit n'a plus envie d'être timoré, il a envie d'aller au bout, d'abattre les responsables et de ne pas être là où on l'attend, comme un chantre de l'égalité ou pour l'apaisement entre les Noirs et les Blancs. D'une façon extrême,
L'Architecte de la Vengeance, qui porte très bien son titre français, montre qu'à la fin, tout ce qui reste à des gens désespérés et sans cesse humiliés, c'est la vengeance, c'est la violence, ce sont les sauterelles et les ténèbres pour les Blancs.
Alors oui,
Tochi Onyebuchi n'a aucune nuance. Ce n'est pas le récit mesuré (et pourtant génial) d'un
P. Djèlí Clark dans
Ring Shout ou celui d'un
Colson Whitehead dans
Nickel Boys. C'est celui d'un homme qui a la rage, d'un écrivain en colère et qui n'en peut plus, c'est un exercice cathartique qui va au bout et qui, en un sens fait peur car il montre le résultat de décennies de racisme et de violences policières (ou non). Ce qui est intéressant ici, c'est qu'on peut ne pas du tout adhérer au point de vue de plus en plus radical exprimé par l'auteur, on peut trouver aussi qu'à force de ne plus voir que la violence et la haine, il finit par avoir un prisme complètement déformé de tout ce qu'il lit et ce qu'il vit. Oui. On peut penser tout ça et parvenir tout de même à comprendre qu'on lit quelque chose de grand et d'important qui laisse à réfléchir. Un récit où une héroïne des X-Men décide de prendre sa liberté en se salissant les mains pour qu'enfin tout cela cesse. On pourrait arguer que cela ne fera que transformer la victime en monstre mais ce qui est certain, c'est que cette fois au moins, le monstre a des raisons d'advenir. L'exploit de
L'Architecte de la Vengeance, par sa force littéraire et sa force de conviction, c'est de laisser admiratif même quand on est fondamentalement en désaccord avec son idéologie finale.
Parce que c'est un roman de rage et qu'Ella, comme Kev, sont des personnages inoubliables qui ont toutes les raisons de perdre l'espoir dans un monde devenu tout simplement dégueulasse.
L'Architecte de la Vengeance n'est pas une claque comme on le dit souvent.
Non.
L'Architecte de la Vengeance est une série d'uppercuts d'une rare violence qui tapent là où ça fait mal : au coeur. Avec cette plume trempée dans le feu, une plume qui scalpe le récit comme on sculpte un bloc de pierre pour en faire une statue que personne ne pourra ignorer,
Tochi Onyebuchi nous secoue, nous émeut, nous transporte, nous fracasse et nous laisse là, à comprendre que tout cela mènera à la vengeance…à défaut d'obtenir justice.
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