Récit fragmenté comme les décombres épars du tremblement de terre qui a frappé Haïti et sa capitale Port-au-Prince le 12 janvier 2010.
Un énième tremblement de terre qui a endeuillé ce pays pauvre, en proie à des régimes politiques gangrenés, instables, dictatoriaux souvent, corrompus toujours, violents, criminels, sanguinaires, sur une île où se multiplient les catastrophes naturelles contre lesquelles, pour toutes les raisons évoquées précédemment, la population est démunie.
Aucun système de gestion des risques comme il y en a dans des pays comme le Japon ( c'est l'exemple le plus parlant ).
Au sortir du séisme du 12 janvier 2010, le bilan fait état de plus de 220 000 morts, 300 000 blessés et 1,5 million de sans-abri.
Makenzy Orcel à travers ce qui est une ode aux anonymes, aux petits, aux oubliés, rend hommage aux putains pour les immortaliser, elles et leurs "semblables"...
Au bordel, une putain propose à un écrivain des passes "gratuites" :
- "Elle s'est dirigée vers la fenêtre pour regarder, non sans amertume, l'immense vallée de béton et de poussière blanche dehors. L'irréparable. L'inénarrable. le désespoir qui coule dans les yeux des gens. La ville-décombres, déchiquetée, saturée de morts connus, inconnus, synthétisés, dessinant toutes sortes de figures géométriques..."
Son marché est le suivant :
- "Je parle, tu écris. Tu transcris."
Il accepte.
- "Je devais juste d'abord écrire et ensuite la sauter. Ça me plaisait bien cette idée...Éditer à compte de sexe."
La prostituée va lui conter l'histoire de sa rencontre avec Shakira, une belle gamine fugueuse de douze ans, qu'elle va prendre sous son aile, héberger, à qui elle va apprendre le métier et dont elle va s'éprendre à la manière de la mère qu'elle fut.
Shakira qui a fui un père et mari violent, une mère bigote, lâche, vendeuse de bibles, qu'elle déteste, va devenir la coqueluche de la Grand-Rue.
Il faut dire que outre sa beauté, Shakira n'est pas une putain ordinaire.
C'est une jeune fille libre, rêveuse, passionnée par les livres et la lecture... elle voue un véritable culte au grand écrivain haïtien Jacques Stépen Alexis qui, en dehors d'avoir été pressenti pour le Goncourt, est connu pour son opposition sans failles au régime de "Papa Doc".
Exilé, il tentera un débarquement clandestin sur son île, tentative qui lui vaudra d'être torturé, exécuté... sa dépouille "inhumée" sans laisser de trace.
Shakira, c'est aussi celle qui va s'éprendre d'un professeur de lettres de trente-six ans son aîné, avec lequel elle a des discussions sur la littérature et autres sujets déroutants pour ses coreligionnaires.
Shakira a un vrai don de voyance... troublant pour lesdites coreligionnaires...
Une dispute va opposer Shakira à sa "mère d'adoption", dispute à la suite de laquelle la jeune fille va disparaître un an sans donner de nouvelles... au grand dam de sa protectrice.
De retour après cette année mystérieuse, la terre va s'ouvrir sous ses pieds et le béton d'un building l'ensevelir douze jours.
Douze jours sans secours, sans eau et sans nourriture.
Douze, un chiffre récurrent dans cette histoire ( je vous laisse découvrir ).
Avant de mourir, elle va confier à la "narratrice" qu'elle a un enfant... quelque part.
Ce va être désormais la raison de vivre de la porte-voix de ces prostituées de Port-au-Prince, désormais immortalisées par l'écrivain... comme les légendaires Fedna-la-pipeuse ou Geralda Grand-Devant.
Un livre à trois voix.
Un livre qui, s'il ne nous apprend pas grand-chose que ne nous aient déjà appris des
Lyonel Trouillot, des Denis Laferrière, des Émile Ollivier, des René Philoctère et autres... nous offre des bribes habitées d'un authentique souffle poétique.
Et dans ce genre, les plumes haïtiennes excellent.
Pour conclure, je laisse les mots de la fin à l'auteur :
- "Loin des clichés ou de la complaisance graveleuse,
Makenzy Orcel, élève ici un somptueux tombeau à une petite morte qui porte en elle toutes ses soeurs de misère." "On n'a pas fini d'ausculter le corps abîmé d'Haïti, mais les bien-pensants se sont occupés de tout sauf des putes, ces immortelles qui donnent sens, vie et tendresse au corps de la ville", écrit
Makenzy Orcel dans ce roman qu'il leur dédie.
Un grand petit bouquin !