Tant que les voitures ne dépassaient pas cent kilomètres, il pouvait encore se concevoir de laisser aux juifs le soin de choisir les pneus: leur habitude de prosternation leur a donné une connaissance approfondie de la poussière et des sols.
On doit exposer sa vie, Gabriel. Ne pas la garder pour soi comme tu le fais. Toute vie est exceptionnelle. Tout détail est admirable. Il faut faire de sa vie une exposition universelle.
REVE
Ils reviennent, Elisabeth et Markus.
Gabriel est là pour les accueillir, seul dans la gare de l'Est, au milieu de la nuit, il est là debout avec des fleurs, sous le panneau des arrivées-départs qui ne fait mention que des trains du lendemain.
Ils reviennent, Elisabeth et Markus, suivis de tous les autres, les six millions.
- Allons dîner, dit Gabriel.
Et il fait ouvrir tous les restaurants de Paris, tous, les grands, les petits, La Tour d'argent, les Chez Georges, Chez Germaine, Au rendez-vous des pêcheurs, tous. Y a-t-il assez de places assises dans Paris, d'assiettes, de couverts et de corbeilles de pain pour six millions ?
Gabriel circule de table en table, s'assure que rien ne manque, murmure c'est le plus beau, le plus grand repas du monde. Pour un peu il danserait. Il est fier de sa ville. Il a oublié le Vel'd'Hiv. Il est le seul à parler. Ce bruit, dans le silence des six millions, le réveille.
Les humains présentaient cet avantage sur les bacilles qu'ils sont visibles à l'oeil nu et bavards : pour savoir leurs intentions, il suffit de tendre l'oreille.
On pourrait se dire que l'anonymat protège : c'est faux. La terreur de la mort trouve tout le monde. L'avantage du trac, c'est de brouiller les pistes, de semer la confusion dans les peuples des peurs : tant qu'on redoute le public et les critiques, on ne pense plus à la fin dernière.
Gabriel s'était fait la réputation enviée de grand chausseur : il savait manier avec bonheur les voitures et les routes, et les pneumatiques qu'il passait aux quatre doigts des bolides étaient autant d'alliances, gages de communauté solide.
Il accueillait l'âge en lui comme un locataire à qui l'on peut parler lorsqu'on est trop seul. Il tendait l'oreille, il guettait ses pas, les pas de l'âge en lui, il notait ses habitudes, les moments où l'âge sommeille, paraît avoir oublié sa tâche, un an, deux ans, et ceux, beaucoup plus courts, parfois un été manqué, ou même une simple nuit, durant lesquels le temps met les bouchées doubles et assène les fameux « coups de vieux ». Celui qui n'a jamais pu se faire à son visage voit venir l'âge avec soulagement, une complicité douteuse.
À quelles dates faut-il inscrire les rêves? Ont-ils un temps comme le nôtre, avec des mois de juillet, des jours à numéros, des années bissextiles? Ou bien viennent-ils d'ailleurs, d'une autre galaxie sans horloge, sans étiquette autour du cou?
Elle ne prit aucun intérêt à ce combat qui d'habitude émeut : le vieux soleil résiste, les nuages plombés lui appuient sur la tête, le vieux soleil bande ses dernières forces, en devient écarlate, les hypocrites nuages, mine de rien, accroissent leur pression jusqu'à ce que noyade s'ensuive. Clara se moquait de cet assassinat comme du rayon vert qui, dit-on, l'accompagne.
C'est que les tramways, par définition, ne changent jamais de trajectoire. Et le spectacle de cette fidélité rassérène. On ne s'en est pas rendu compte, mais leur remplacement par les autobus, surtout les volages, ceux qui changent constamment de file, a dû secrètement mais profondément déboussoler les âmes citadines et leur donner des idées d'adultère.