Cela faisait un bon moment que j'avais sur l'oeil ce titre, j'ai eu la chance de le recevoir grâce à la Masse Critique de Babelio de ce mois de Mars. Et évidemment grâce aux éditeurs, Agullo Editions, que je remercie encore. Si j'avais de grandes attentes, le livre étant vendu comme un roman noir, il fait en effet partie de la collection idoine d'Agullo, celles-ci ont été largement comblées. Bien plus que prévu. Ce roman est un coup de coeur, je l'ai lu en deux jours, je n'ai pas pu le poser avant d'en connaître le dénouement. Mon engouement pour ce titre est partagé par pas mal d'autres critiques. J'aime Agullo Editions, pour leur code graphique qui font de leur publication une identité très marquée, ici, avec le titre, la couleur était toute trouvée. Pour leurs choix éditoriaux, évidemment, beaucoup des auteurs qu'ils publient sont originaires de l'Europe de l'Est, mais pas exclusivement. Et j'aime Agullo Editions, pour leurs livres, l'objet en lui-même, composé du récit, en premier lieu, mais aussi d'une biographie développée de l'auteur et du traducteur, ici Olivier Lannuzel, et enfin de leur bibliographie, qui permet au lecteur avide de nouvelles découvertes, d'éventuellement se choisir une lecture ultérieure.
Jurica Pavičić, l'auteur croate, n'en est pas à son premier roman, loin de là. Il a sept romans à son actif (dont personnellement j'espère qu'ils puissent être traduits un de ces jours vu la qualité de ce roman-là), deux recueils de nouvelles, des essais... Son récit s'ancre sur la côte Dalmate du pays, celle qui jouxte ses anciennes compatriotes bosnienne et monténégrines, non loin de Split, deuxième ville du pays, qui compte au patrimoine mondial de l'Unesco, comme beaucoup d'autres lieux en Croatie. Ce pays est un petit trésor, ce n'est d'ailleurs pas pour rien qu'il est devenu au fil du temps un paradis pour les touristes divers et variés, moi y comprise. Loin des Edens touristiques, tout prend forme dans le petit village de Misto, non loin de Split, loin des regards des plaisanciers, dans le foyer somme toute banal que forment Vesna et Jakov, les parents, avec leurs jumeaux de dix-sept ans, Silva et Mate. Un samedi soir normal, Silva disparaît. Et nous voilà embarqués sur près de trois-cent-soixante pages, au beau milieu de la famille, à essayer de comprendre ce qu'elle est devenue. Des histoires de disparition, ou le corps de la personne n'est jamais retrouvé, on en voit et on en entend tous les jours, mais la vivre de l'intérieur est une autre paire de manche, que je ne souhaite à personne de vivre. le fait que Jurica Pavičić soit journaliste n'est surement pas étranger à la réussite de roman policier. Il nous tient en haleine d'un bout à l'autre du récit, il ne permet au lecteur de se forger une opinion que très tardivement, il met en place des climax, des retournements de situation très efficace. Sans aucun doute, le côté polar de ce titre est efficacement exploité, disparition volontaire, meurtre, suicide, enlèvement, l'auteur joue sur toutes les possibilités offertes par ce début intrigue et en exploite chaque dimension et chaque recoin. On se pose réellement la question, quasiment jusqu'à la fin, quant à savoir si l'on va finir par connaître le fin noeud de l'histoire.
Ce qui contribue à la réussite de cette histoire, c'est que l'auteur a fait appel à d'autres ressorts narratifs : ce roman a une composante psychologique non négligeable. Au-delà même de savoir ce qu'est devenu Silva, il a patiemment et méthodiquement détaillé les ravages de la disparition sur la famille, sur l'entourage, sur le village. Il décrit avec talent la façon dont chacun gère la disparition de cette fille et soeur jumelle, dont l'absence occupe une place de plus en plus imposante. Personne ne gère de la même façon et l'enfant restant, Mate, porte encore plus le poids de l'absence de sa soeur. Si le foyer explose, les ravages ne sont pas moins dévastateurs sur les suspects potentiels qui se trimballent cette culpabilité latente, qu'ils soient réellement coupables ou non. Ces accusés qui, eux aussi, vont finir par "exploser" sous le poids du soupçon, de la méfiance, des accusations muettes ou non, de la honte destructrice : le jugement de ces spectateurs est encore plus impitoyable que les instances juridiques elles-mêmes. L'auteur excelle à décrire les conséquences sur l'avenir de chacun d'entre eux en mettant le doigt sur le fait que l'absence d'explication, qui donne forcément de l'espoir à chacun, est ce qui est insidieusement le plus difficile à vivre et le plus destructeur.
Le tout s'inscrit dans un pays qui s'apprête, lui aussi, à exploser et à vivre une guerre dont il aura peine à se remettre. Les explosions ici se produisent dans tous les sens, métaphoriquement au sens national comme personnel, comme si les conflits perçants des uns étaient le retentissement du conflit d'autres. La disparition de Silva est une tragédie familiale, mais pas seulement celle de la famille de Silva, car larvés en son sein d'autres vies finissent par exploser, et elle est aussi l'écho de cette Yougoslavie qui va bientôt imploser sous le poids des nationalismes surgissants.
L'eau rouge, c'est aussi l'occasion, rare, d'appréhender de l'intérieur la dislocation du pays yougoslave en parallèle de la naissance du pays croate à travers la guerre depuis la veille de la dislocation du bloc soviétique jusqu'à 2016, notamment à travers l'évolution du village de Misto, qui finit petit à petit par être grignoté par le tourisme balnéaire.
Ce roman est une totale réussite, je suis peut-être trop de parti pris par le plaisir que m'a procuré sa lecture, je ne parviens pas à lui trouver le moindre petit défaut. L'auteur a trouvé le compromis idéal entre roman policier et roman psychologique, entre sensibilité, drame, gravité, à préserver jusqu'au bout tous les tenants et aboutissants de cette tragédie sur fond de Croatie nouvellement existante. J'ai hâte de voir ce que l'auteur a écrit d'autre si toutefois nous avons la chance que d'autres titres soient traduits à l'avenir !
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