Georges Perec place sa caméra en forme de stylo sur l'immeuble de cinq étages (sans compter les chambres de bonnes au 6ème, les caves et les locaux techniques au sous-sol) situé 11 rue Simon-Crubellier. Vérifions l'adresse : Une recherche sur internet est dans un premier temps infructueuse mais le résultat suivant apparaît : « Gaspard Winkler, peintre en bâtiment, Crubellier, 11 rue Simon Dereure, Paris 18ème ». C'est une fausse piste : elle nous renvoie à un personnage important du livre (Winkler fabriquait les puzzles de Bartelbooth) mais l'immeuble décrit par Perec se situe bien près du Parc Monceau et du café d'Henri Colot au coin de la rue Jadin et de la rue de Chazelle, dans le 17ème et non dans le 18ème de Paris.
Perec a une méthode : il se focalise sur un appartement ou une partie d'appartement. Il évoque les gens qui l'occupent, décrit les objets et décors qu'il voit dans une approche objective. Il produit des listes et des énumérations, parfois anodines, parfois érudites, ce qui pourrait être un projet en soi. Mais Perec va plus loin : à partir de ces objets et de ces personnes, il part dans des digressions, raconte des histoires qui sont des romans dans le roman. Il nous fait voyager aux quatre coins du monde, toujours sous un angle inattendu et original, nous fait rencontrer des hommes et des idées surprenants.
Il nous balade à travers les classes sociales, des milieux les plus privilégiés à ceux des petites gens, des artistes aux ouvriers et aux petits employés, il nous raconte leurs aventures parfois incroyables, leurs grands projets, leurs crimes, leurs petits maux et leurs grandes douleurs.
Toujours Pérec nous surprend, nous séduit. Il joue avec les nombres, avec les formes, avec la ponctuation. Sa fantaisie, son humour, sa goguenardise sont formidables.
Le personnage de Bartelbooth est l'un des plus marquants : « Imaginons un homme dont la fortune n'aurait d'égale que l'indifférence à ce que la fortune permet généralement, et dont le désir serait, beaucoup plus orgueilleusement, de saisir, de décrire, d'épuiser, non la totalité du monde- projet que son seul énoncé suffit à ruiner- mais un fragment constitué de celui-ci ; face à l'inextricable incohérence du monde, il s'agira alors d'accomplir jusqu'au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible. » (Chapitre XXVI, Bartlebooth, 1). On sent que le projet de Bartelbooth n'est pas éloigné de celui de Pérec.
L'imagination de Pérec est sans limite. Ce livre est un livre-monde, il a un caractère universel. C'est un chef d'oeuvre.