Ce livre a beau avoir près de soixante ans, le miroir qu'il nous tend n'en continue pas moins de générer un certain malaise : s'y reconnaître en creux, à un degré ou à un autre est loin d'être plaisant. le contexte a changé, les parcours sociaux de "petit bourgeois" à "embourgeoisé" sont mois linéaires et encore moins systématiques, mais n'empêche : cette accumulation voire déification de "choses" au détriment d'une vie pleine, on y baigne tous un peu.
C'est mon premier Perec et je ne m'attendais pas du tout à ça : là où je pensais découvrir un écrivain très intello, un peu loufoque et héraut d'un mouvement littéraire très marqué sixties aux codes oubliés, je me suis retrouvé face au regard aiguisé et de longue portée d'un fin observateur de la société qui, à travers la narration clinique de la traversée du vide d'un jeune couple affamé de biens, aura su révéler le néant abyssal que cache le confort délicieux de la société de consommation.
Espérons que ce roman ne reste pas éternellement intemporel...
Commenter  J’apprécie         335
Plus que la simple critique de la société de consommation à laquelle on le résume parfois , ce livre est plus généralement le portrait d'éternels insatisfaits, incapable de prendre une décision et qui cherchent toujours à leur mal -être une raison extérieure: ça sera mieux quand on aura de l'argent, ça sera mieux quand on quittera Paris, ça sera mieux quand on reviendra à Paris...
Le portrait de conformistes à la vision étriquée formatée par leurs lectures, leurs présupposés, leurs fréquentations, et pour qui le bonheur est "comme on leur a dit qu'il doit être" et pas autrement, et qui passent à côté de tout à force de trop idéaliser ce bonheur. Un livre assez inconfortable en ce qu'il renvoie le lecteur à ses propres marottes, avec une écriture étouffante de détails et surchargée de descriptions qui colle parfaitement au thème de la quête du bonheur dans la surabondance, du bonheur conditionné. Bref, une "histoire des années soixante" toujours terriblement actuelle.
Commenter  J’apprécie         241
On attribue à Gandhi cette merveilleuse réponse sur notre civilisation : « Vous me demandez ce que je pense de la civilisation occidentale. Je pense que ce serait une très bonne idée. »
En écrivant son « roman » au conditionnel ou au futur jamais atteignable, et en le consacrant à « l'intérieur bourgeois », bourgeois parce qu'intérieur, clos, tapissé, décoré, tout composé de biens matériels, jusqu'à l'intérieur de soi, fardé et costumé mais authentique, Perec souligne à quel point cette « civilisation » de la consommation, de la possession, de l'apparence, de l'immédiateté, du plaisir, de l'argent plus que du sens, de l'avoir plus que de l'être est une illusion plus qu'une utopie.
Et le grand paradoxe de cette histoire, le roman de Pérec cette fois, c'est de nous emporter, de nous transporter, de nous donner à penser par un texte presque tout entièrement consacré à la surface, aux choses de notre monde quotidien : c'est que ce décor dans lequel nous vivons, ces costumes dont nous nous drapons, ces produits que nous avalons, inhalons, nous injectons, incorporons, absorbons, tout ce que nous souhaitons, avons, renouvelons, concentrent finalement tout entier, bien tristement, tragiquement, et aujourd'hui dangereusement, notre rapport au Monde. L'abondance des choses, c'est la surface qui recouvre le vide de nos vies, du présent et de l'avenir de notre culture. L'accumulation maladive c'est, finalement, le signe de la dépossession. le règne des choses, c'est le règne du faux : faux besoins (manipulation), fausse réalité (illusions), fausse information (propagande), fausse vision (mirage), faux semblants (aliénation), fausses vérités (mensonges) . C'est la dictature parfaite : la soumission organisée des hommes par leurs marchandises et leurs spectacles, l'annihilation de l'humanité par la superficialité. Les choses c'est le roman de la réification de la désubstantialisation, de l'assèchement de l'être. Les choses, c'est la vie (toujours) reportée après.
Commenter  J’apprécie         190