Pour moi, écrire comme une femme, c'est s'emparer de sujets qui nous concernent intimement avec le même sérieux et le même regard universaliste qu'on accorde aux thèmes dits masculins.
[...] pour remplir le vide, espérant y trouver de quoi rassasier et endormir les créatures tapies en elle.
C’est la première fois depuis son mariage avec Ted qu’elle n’a pas à s’inquiéter des émotions et des désirs d’un homme ou d’un enfant. La première fois qu’elle a le temps et l’espace de ne penser qu’à elle. A tel point qu’une question toute neuve a fait son apparition : Que désire-t-elle ?
Elle n’en a que l’intuition, Sylvia, mais autour d’elle aussi, c’est tout un monde qui commence à se transformer. Un monde qui fondait sa prétendue stabilité sur le contrôle du corps des femmes. Personne ne sait encore que ce sera si long, que, chaque fois qu’on soulèvera une pierre du patriarcat, on découvrira un nouvel iceberg.
Greta se lève et sort deux bobines de film 8 mm et un projecteur, coincé derrière le balai dans le placard de l’entrée. Ça fait sourire Sylvia, cette cohabitation des vies domestique et créative.
- Ça t’intéresserait de regarder quelques extraits de ma précédente pièce ? Un ami à moi l’a filmée. Après tout, tu t’es engagée dans ce projet sans même savoir ce que j’ai fait auparavant.
- Bien sûr. Mais tu sais, je t’ai fait confiance parce que mon instinct m’y a poussée. Avant ça, je ne l’ai jamais beaucoup suivi, et ça ne m’a pas vraiment réussi. Alors j’ai voulu tenter autre chose.
- J’espère que ton instinct est un type avisé, dans ce cas.
- Tu plaisantes ! C’est une femme, pas un homme. Regarde : mon instinct est sensible et intuitive, elle a de bonnes idées mais personne ne l’écoute, elle sait ce qui pourrait me faire du bien mais s’est toujours laissé convaincre par ces connards de rationalité et d’ego (qui, eux, sont bien des mecs) parce qu’elle n’a pas confiance en elle, parce qu’on ne lui a jamais appris à formuler ses convictions avec assurance. Mon instinct est désespérément féminin, tu veux dire !
Dans le monde de 1963, alors que commence tout juste à s’esquisser pour une femme le droit de vouloir ou de ne pas vouloir quelque chose, ne pas désirer d’enfant revient peu ou prou à se promener dans la rue en costume d’extraterrestre tout en pissant sur les voitures, c’est-à-dire à s’octroyer une liberté tellement incongrue et scandaleuse que presque personne ne songe à l’imaginer.
Il a peut-être peur qu’elle meure, mais elle, elle a la trouille de vivre.
Elle n’a plus rien à penser. Elle peut juste être une enfant, se blottir sous les couvertures comme dans le ventre maternel, stopper ce cerveau qui pense à toute allure, qui hurle, qui pleure, d'angoisse puis d’exaltation, de joie puis de désespoir.