En souvenir de son père avec lequel elle a entretenu une correspondance pendant plus de vingt ans, Esther, libraire lilloise, décide d'ouvrir un atelier d'écriture épistolaire et passe une petite annonce dans quatre journaux régionaux. Elle est tout d'abord contactée par une psychiatre qui lui demande d'y accepter un jeune couple Nicolas chef étoilé et Juliette artisan-boulangère, qui n'arrive plus à communiquer après la dépression post-partum de cette dernière. Ensuite viennent s'y adjoindre : Jeanne, une ancienne professeure de piano veuve et isolée, Samuel un adolescent déscolarisé un peu paumé après la mort de son frère et Jean un homme d'affaire en quête de sens. Durant cet atelier qui doit durer trois mois, Esther leur donne des contraintes d'écriture : chacun doit choisir deux correspondants, lui envoyer une copie des lettres échangées pour qu'elle leur prodigue des conseils de rédaction, et réaliser quelques exercices (un monologue, un dialogue, une lettre d'anticipation …). Ces correspondants qui ne se seraient jamais rencontrés dans la « vraie » vie vont se confier, s'épauler et tisser des liens …
Le roman est censé être le livre qu'Esther va faire publier plusieurs mois après la fin de l'atelier et il est donc constitué des lettres échangées entrecoupées de paragraphes narratifs qui mettent en scène les états d'âme de chacun d'entre eux : leurs réflexions à la lecture des missives envoyées par leurs correspondants, les échos qu'elles provoquent, leur introspection également. Chacun des participants a sa voix propre comme le rappelle dans l'incipit la libraire double de l'autrice : « en vue de leur publication, j'ai corrigé les lettres, je les ai lissées pour ainsi dire mais j'ai tâché d'en préserver le style. Samuel se moque des répétitions, Juliette a du mal avec les liaisons, Nicolas a son franc-parler, Jeanne aime les interjections, Jean les adverbes ». C'est cela qui rend le livre plutôt vivant :
Cécile Pivot a bien réussi à individualiser les styles et à dresser grâce à la formulation des lettres des portraits en creux de ses protagonistes.
Si je trouve un peu cliché le personnage de Jean (je ne pouvais m'empêcher de penser au « blues du businessman » de Starmania à chaque fois que le lisais une de ses lettres) et attendue la relation qu'il construit avec Esther, j'ai été très touchée en revanche par le dialogue qui se renoue peu à peu entre les époux devenus étrangers à la suite de la dépression de Juliette. On perçoit bien leurs sentiments l'un pour l'autre, leur désarroi aussi et comment la distance et le décalage imposés par l'écriture vont leur permettre de combler les non-dits et de se retrouver. L'introspection de la jeune femme est particulièrement émouvante surtout lorsqu'elle se confie à sa deuxième correspondante. Mais ce sont les échanges entre les personnages de Samuel et de Jeanne qui me semblent les plus réussis. La vieille dame est toute en retenue ; elle cherche à le préserver, lui donne des conseils sans en avoir l'air, l'encourage et fait toujours preuve de bienveillance. Elle s'ouvre à nouveau, se sent utile et se réveille au contact de cette jeunesse qui lui manque tant. Samuel se laisse peu à peu apprivoiser comme le renard du « Petit Prince » et se débarrasse d'une culpabilité qui n'a pas lieu d'être. Mon passage préféré est celui de la cabine du vent au Japon : dans la région de Tohoku, le tsunami de 2011 a englouti vingt mille personnes dont la moitié des habitants du village d'Otsuchi. Un des habitants, Itaru Sasaki, y a installé une cabine téléphonique dont les fils ne sont reliés à rien. Les habitants viennent y parler à leurs disparus et leur écrire également car Sasaki a mis à leur disposition « un cahier du téléphone ». Cela les aide à faire leur deuil et à supporter la vie sans leurs chers disparus.
Lors de l'exercice du monologue, Esther brosse un portrait d'elle à travers une accumulation de « j'aime /je déteste » et déclare : « je déteste les feel good books ». Moi aussi normalement car ils sont souvent synonymes de mièvrerie et d'artificialité. Ici, nous avons affaire à un roman « feel good » parce que les personnages deviennent meilleurs au fur et à mesure de l'intrigue et de leurs confidences. Ils arrivent à se poser les bonnes questions, à sortir de leurs retranchements, à faire leur deuil, à se défaire d'une culpabilité. On évolue avec eux, on est soulagé qu'ils s'en sortent et surtout heureux de les voir de nouveau capables de communiquer et de s'abandonner en mettant des mots sur leurs maux. Les lettres ont pour eux le rôle du « téléphone du vent ». Ce n'est ni lénifiant, ni sirupeux : c'est un roman humain et humaniste dans lequel on prend le temps d'écrire, de se dire et de se lire et cela fait du bien dans une société pour le moins speed et individualiste. Après l'avoir fini, vous n'aurez qu'une envie : écrire et recevoir de vraies lettres à nouveau !
Je remercie
Cécile Pivot, les éditions Calmann-Lévy et #Netgalley France de m'avoir permis de lire « #
Les Lettres d'Esther » en avant-première.