Elle m’a avoué après, dans un cimetière à Kyoto, qu’elle aime bien l’idée que les vivants parlent avec leurs morts, les petites statues vêtues de rouge à qui on fait des offrandes, qui sont un peu partout dans les cimetières et qui veillent chacune sur un mort. Il y des autels, des lanternes, des tours avec des cloches, des plaquettes en bois où on écrit ses prières. C’est un peu con ce que je vais vous dire, mais je trouve ça très… vivant. Dans leurs cimetières, on respire pas que le malheur. On est triste évidemment, mais apaisé, aussi. On a envie de croire aux esprits, aux signes. Pour ça, ma mère et moi, on se ressemble, on aime bien cette idée des morts avec un pied dans la vie. En France, on veut bien pleurer nos morts, se souvenir d’eux, nettoyer leurs tombes, mais faut pas qu’ils viennent nous déranger, ça nous fout la trouille.
INCIPIT
ESTHER
Rien ne s’est passé comme je l’avais prévu. J’aurais pu m’en douter après notre réunion à Paris, la seule fois où nous nous sommes rencontrés. Ils ne s’étaient pas inscrits à mon atelier d’écriture épistolaire avec l’intention que je leur prêtais, faire des progrès en écriture. Pas seulement, en tout cas. Cet atelier était leur bouée de sauvetage. Il allait les sauver de l’incompréhension, d’un deuil qu’ils ne faisaient pas, d’une vie à l’arrêt, d’un amour mis à mal. Quand j’en ai pris conscience, il était tard, j’étais déjà plongée dans l’intimité et l’histoire de chacun d’eux. Mais, après tout, n’était-ce pas, après la mort de mon père, une bouée de sauvetage pour moi aussi ?
Je me suis surestimée. J’ai pensé qu’ils souhaiteraient tous correspondre avec moi, seul Jean en a éprouvé le désir ; que je saurais faire preuve de fermeté, il n’en a rien été avec Samuel, qui a refusé un deuxième correspondant ; qu’ils seraient avides de mes conseils, ils ne m’écoutaient que d’une oreille, avaient d’autres chats à fouetter.
Je ne sais plus à quel moment exactement j’ai décidé de réunir notre correspondance pour en faire un livre. Après l’exercice des monologues, je crois. Excepté Juliette, qui a hésité avant d’accepter, Jeanne, Samuel, Jean et Nicolas m’ont donné leur accord sans hésiter, à condition que leurs prénoms soient modifiés. Samuel, lui, a tenu à conserver le sien.
En vue de leur publication, j’ai corrigé les lettres, je les ai lissées, pour ainsi dire, mais j’ai tâché d’en préserver le style. Samuel se moque des répétitions, Juliette a du mal avec les liaisons (à l’image des problèmes qu’elle rencontrait pour lier le passé au présent ?), Nicolas a son franc-parler (le même que dans la vie), Jeanne aime les interjections, Jean les adverbes.
Pour plus de lisibilité, j’ai précisé en haut de chaque lettre les noms des correspondants et de leur destinataire.
Je voulais que ce livre se termine avec le plus jeune d’entre nous, Samuel. Qu’il ait le dernier mot. D’abord, parce que j’apprécie son intelligence intuitive et sa sensibilité, qui transparaissent dans son écriture. Ensuite, parce que lui et moi nous ressemblons par certains aspects. Nous ne parvenions pas à faire le deuil de nos disparus et une absurde culpabilité pesait sur nos épaules. Enfin, parce que personne n’aurait pu imaginer qu’il évoluerait de cette façon en quelques mois, qu’il prendrait sa vie à bras-le-corps avec tant de spontanéité et de générosité. Jean, lui aussi, s’est donné les moyens de changer le cours de son existence. Je veux croire que l’atelier d’écriture a été leur meilleur allié. Qu’il est tombé à point nommé.
J’ai quarante-deux ans, je m’appelle Esther Urbain.
PETITE ANNONCE
Je n’étais ni auteure ni professeure. Il allait me falloir rassurer les postulants sur ma légitimité. Je comptais faire appel à mon expérience de documentaliste sur des recueils épistolaires, leur citer mes préférés, Correspondance de François Truffaut et Lettres à Lou de Guillaume Apollinaire. Leur parler, aussi, des ateliers d’écriture que j’organisais à Lille dans ma librairie C’est à Lire, le soir après la fermeture, animés par des écrivains du Nord. Avec un sujet comme la correspondance épistolaire, je craignais de n’attirer que des vieux esseulés, qui profiteraient de l’occasion pour exhumer de leurs tiroirs leur papier à lettres jauni et dérouler leurs souvenirs, sans souci de l’autre et de la conversation.
J’avais une idée assez précise de la manière dont je voulais que fonctionne mon atelier. Le 5 janvier 2019, l’annonce, que j’avais mise en ligne quelques jours plus tôt sur le site de ma librairie, a paru dans quatre quotidiens régionaux. Pour plus d’impact, on m’avait proposé une « offre couplée » quand j’avais appelé le service publicité de La Voix du Nord : « Apprenez à mettre en forme vos pensées, à raconter une histoire et à parler de vos émotions en vous inscrivant à un atelier d’écriture consacré au genre épistolaire. Possibilité d’y participer quel que soit votre lieu de résidence. Du 4 février au 3 mai 2019. »
J’ai reçu une vingtaine de réponses. Les candidats étaient de tous âges, un peu plus d’hommes que de femmes. À chacun, j’ai déroulé le même discours, Esther Urbain, libraire à Lille, documentaliste et correctrice pour l’édition, spécialisée dans les correspondances. Je les ai prévenus que j’animais un atelier d’écriture pour la première fois et que mon rôle consisterait, tout en respectant leur personnalité, à travailler leurs textes avec eux, notamment en les aidant à trouver le mot juste et à donner du rythme à leurs phrases. Pour cela, il me faudrait avoir accès à leurs courriers. Je prévoyais une rencontre à Paris le mois suivant, qui serait probablement la seule, puisque je comptais leur faire un retour par téléphone ou par mail à chaque nouvelle lettre.
La réponse la plus insolite est venue d’une psychiatre de Paris, Adeline Montgermon. Après m’avoir posé des questions sur le fonctionnement de l’atelier, demandé mes références, elle m’a parlé de sa patiente.
— Elle fait une dépression du post-partum. Vous savez ce que c’est ?
— Euh, non, pas vraiment, ce n’est pas comme…
Elle parlait vite. Elle m’avait interrogée pour la forme, mais ce que je disais ne l’intéressait guère. Elle fonctionna toujours ainsi avec moi.
— Bon, je vais vous expliquer en quelques mots. Si le sujet vous intéresse, je pourrai vous conseiller des livres – c’est vrai que vous êtes libraire ! On l’appelle aussi dépression postnatale. C’est une dépression sévère, dont les causes sont multiples. Elle nuit au lien d’attachement entre la mère et le bébé. Celle de ma patiente, qui a trente-huit ans, a été décelée quand son bébé avait cinq mois. Elle a d’abord effectué un séjour en hôpital psychiatrique. Puis elle est rentrée chez elle, mais ce retour était prématuré. Elle est désormais suivie en maternologie, avec sa fille, plusieurs jours par semaine. J’y assure des consultations, c’est là que je l’ai rencontrée. La petite a aujourd’hui huit mois et demi et l’état de sa mère reste préoccupant.
J’ai senti une pointe d’agacement dans la voix d’Adeline Montgermon. Elle s’était probablement opposée à sa sortie d’hôpital.
— Elle prétend que son mari ne l’a pas soutenue à son retour. Elle est revenue à un état de fragilité extrême, comme après la naissance du bébé, et ses angoisses ont réapparu. Je les ai reçus tous les deux il y a quelques jours. Ma patiente a émis le souhait de quitter l’appartement familial pour vivre seule, durant un temps indéterminé. Sans son mari et sans sa fille. De toute évidence, il ne s’y attendait pas.
— Ils n’en avaient pas parlé avant de venir vous voir ?
— Non. Elle voulait le lui annoncer dans mon cabinet. Ma patiente a du mal à trouver ses mots, à dire ce qu’elle pense. Elle est très vulnérable. Lui subit les crises d’angoisse et de panique de sa femme depuis des mois. Il fait ce qu’il peut. Il lui est difficile de l’aider. Il a du mal à accepter ce qui arrive à son épouse. Je lui ai proposé de consulter l’un de mes confrères, il a refusé tout net. C’est dommage, mais je ne m’inquiète pas outre mesure. Il a du répondant. L’avenir dira si leur séparation est temporaire ou définitive. Malgré leur difficulté à communiquer, leur couple est solide. Je leur ai proposé de profiter de leur séparation pour s’écrire. Sincèrement, je ne sais pas ce que cela peut donner. Je me suis dit qu’ils s’écouteraient différemment. Enfin, qu’ils s’écouteraient tout court, ce dont ils sont incapables aujourd’hui. C’est là que je suis tombée sur votre annonce…
— Mais vous n’avez pas besoin…
— Elle tombait à pic, vous comprenez. Parce que j’ai peur que ma patiente n’interrompe le dialogue à la moindre difficulté ou contrariété. Je serais plus rassurée si elle écrivait dans le cadre d’un atelier, qui plus est dirigé par une femme.
— Qu’attendez-vous de moi, exactement ?
— Que vous les accueilliez dans votre atelier.
— Je ne sais pas quoi dire. C’est délicat, je ne suis pas psy et…
— Je sais bien. Vous procéderez avec eux comme avec les autres. Quant à moi, je continuerai à suivre ma patiente.
— Je vais m’immiscer dans leur intimité…
— … comme dans celle de vos autres élèves. Mais ce ne sera pas votre problème. Vous pouvez, tout comme eux, être rassurée à ce sujet. Je suis bien consciente que ce sera peut-être délicat parfois.
— Et puis, ils se ficheront pas mal des conseils en écriture que je suis censée leur donner…
— Je crois que cela vaut la peine d’essayer, de tout essayer.
Elle insistait. J’ai cédé et dit oui au docteur Montgermon.
J’appris leurs noms au moment de leur inscription, quelques jours plus tard. Juliette et Nicolas Esthover m’ont envoyé un mail chacun de leur côté, à quelques heures d’intervalle. Ils se recommandaient du docteur Montgermon, n’en disaient pas beaucoup plus. Quatre autres personnes ont suivi. Jean Beaumont, un homme d’affaires, qui passait sa vie à voyager ; Alice Panquerolles, hypnothérapeute, lyonnaise ; Samuel Djian, un jeune garçon, qui s’est contenté d’un : « Pourquoi pas votre atelier puisque je dois trouver un truc à faire ? » ; Jeanne Dupuis, la plus enthousiaste, dont on entendait à la voix qu’elle n’était plus toute jeune. J’avais espéré que nous serions plus nombreux. Pas un, constatais-je, étonnée, ne parlait d’écrire un livre ou n’avait un manuscrit en sommeil dans un placard. N’était-ce pas la motivation principale des participants à un atelier d’écriture ? Peut-être celui-ci, autour de la correspondance, suscitait-il des attentes différentes. Je me demandais lesquelles.
S’accorder sur un jour, une heure et un lieu où nous retrouver à Paris ne fut pas facile. Seule Jeanne Dupuis n’a posé aucune condition. Elle était libre comme l’air, me dit-elle en riant au téléphone. Jean Beaumont m’avait prévenue qu’il serait en déplacement et ne pourrait être des nôtres. Nous convînmes finalement d’un rendez-vous le 31 janvier, à 18 h 30, au Hoxton, un hôtel-restaurant branché du
Après la réunion au Hoxton, je ne suis pas rentrée directement à Lille. J’ai dormi chez Raphaël, mon cousin germain, boulevard Sébastopol. Il est bien plus que mon cousin. Mon frère, mon ami, mon soutien indéfectible. Nous sommes tous deux enfants uniques et quelques mois seulement nous séparent. Il vit à Paris, moi à Lille, mais nous avons passé de nombreuses vacances ensemble. Lui avec ses parents, moi avec mon père.
Raphaël m’avait prévenue qu’il rentrerait tard et laissé les clés sous le paillasson. Je m’étais promis de faire attention à ne pas tout déranger chez lui, mais en quelques heures, j’ai réussi à semer une pagaille monstre. Je ne m’en suis aperçu que le lendemain matin, quand il me l’a fait remarquer en faisant mine de m’étrangler et en ajoutant que ce désordre, il ne l’aurait accepté de personne d’autre.
Dans une de ses lettres, il écrivait que débarrasser la chambre de son frère mort avait été une épreuve plus douloureuse encore que l'enterrement. C'était une vie qui disparaissait en quelques heures, qu'on enfouissait dans des cartons, qu'on refermait avec du gros scotch. Je comprenais mieux ce qu'il avait ressenti, cette fulgurance qu'on oublie vite, sauf à se flinguer : l'insignifiance de nos vies. Et la vanité de l'homme, qui croit qu'elles ont de l'importance.
Découvrez l'émission intégrale ici : https://www.web-tv-culture.com/emission/cecile-pivot-mon-acrobate-53587.html
Elle est la fille de…. Bien sûr, mais ce serait injuste de la cantonner à cela car depuis plusieurs années maintenant, Cécile Pivot s'est fait un prénom dans le monde de la littérature.
Elle le reconnait elle-même, les piles de livres entassées dans l'appartement familiale l'ont parfois effrayée. Et si les dizaines de livres que recevait chaque jour son père, Bernard Pivot, pour son émission Apostrophes, lui ont donné le gout de la lecture, ils l'empéchèrent longtemps au contraire, inconsciemment sans doute, de se sentir autorisé à l'écriture romanesque. Alors, la jeune Cécile, qui aime la langue, la grammaire, la syntaxe, choisit de faire une école de journalisme et devient correctrice pour des publications.
Mais la vie lui fait un clin d'oeil. Se retrouvant sans emploi, Cécile Pivot décide de revenir à ses rêves d'adolescente, prendre la plume en tant qu'auteur. Un premier titre « Comme d'habitude » en 2017 dans lequel elle évoque son fils, autiste Asperger, puis un livre co-signé avec son père dans lequel ils partagent leur passion de la littérature. Enfin, en 2019, un premier roman « battements de
coeur », sur la vie de couple, salué par la critique, rapidement suivi des « Lettres d'Esther », sur le charme de la correspondance épistolaire. Dans ces deux premiers titres, au-delà de la pertinence des sujets, on découvrait déjà un vrai talent d'écriture, une justesse dans la construction et le choix des mots, une sensibilité à fleur de peau.
Cécile Pivot prouve la qualité de sa plume avec ce nouveau titre « Mon acrobate ». L'acrobate, c'est la petite Zoé, 8 ans, tuée, fauchée par une voiture. Et un couple en plein désarroi, Izia et Etienne. Comment se reconstruire face à l'impensable ? Sur ce thème maintes fois employé en littérature, la romancière creuse un nouveau sillon en faisant d'Izia une femme qui, pour conjurer le drame de sa vie, va elle-même se mettre au service des familles endeuillées, les aidant à vider la maison de leurs défunts, alors qu'elle-même ne parvient à se défaire des affaires de sa fille.
Roman sur le deuil, la famille, l'amour, le couple, le livre évite l'écueil du pathos et de la sensiblerie. Bien au contraire, même si vous n'éviterez peut-être pas une petite larme, le livre vous embarque vers la lumière et vous laisse en plénitude à la dernière page.
C'est une véritable réussite. Vous l'aurez compris, c'est un coup de coeur. « Mon acrobate » de Cécile Pivot est publié chez Calmann Lévy.
+ Lire la suite