L'eau coule de partout. Elle tombe du ciel, ruisselle, s'infiltre dans les murs et dans les os. Quand viennent les rigueurs de l'hiver, elle gèle, littéralement à pierre fendre, ou bien elle se mue aux flocons de neige dont la poésie n'apparente n'empêche pas le réel enfermement qu'elle induit. L'eau apparaît comme un poison quotidien - est-ce d'ailleurs le quotidien ? ou plus philosophiquement, la condition humaine ? - qui s'insinue insidieusement en chacun de nous, en chacun des personnages de cet étrange et puissant roman qu'est
Les saisons. Paru en 1965, il détaille l'arrivée d'un homme seul dans un village de montagne, isolé naturellement et pauvre, dans lequel il n'y a que deux saisons. La première est la saison des pluies, la seconde est un hiver extrêmement rude et long. Ainsi celles et ceux qui vivent là ne sont jamais à l'abri. Leurs vies sont ternes, rythmées par la nature implacable et guère généreuse, n'offrant à ces braves que des lentilles comme nourriture mangeable et buvable. Toutes et tous se connaissent, détiennent un rôle social déterminé : ainsi les douaniers qui représentent une autorité molle avec les habitants mais dure avec l'étranger ; ainsi le Croll, sorte de rebouteux aussi utile que marginal, Mme Ham l'aubergiste ou encore Louana, une enfant terrible, messagère et colporteuse malicieuse. Quant à l'étranger, il se prénomme Siméon. de son passé, on devine qu'il fut terrible, qu'il perdit sa famille - dont sa soeur - dans des événements politiques qui font penser à l'univers concentrationnaire ou aux régimes fascistes. Siméon veut trouver la paix pour écrire un livre, un livre de paix qui parlera pourtant de guerre et de souffrances. Mais son installation au village sera marquée du sceau de la suspicion, et rien ne lui sera épargné. Brillant par son inventivité qui le fait ressembler à certains romans du réalisme magique sud-américain,
Les saisons est pourtant un roman sombre où la noirceur de l'homme laisse à peine entrevoir l'espérance.
Les saisons se passe dans un environnement littéralement pourri. La météo est infecte, ne laissant pas même le soleil se refléter sur les pages que tourne le lecteur. La pluie succède à la neige, qui elle-même suit la glace. Les corps gèlent, les maisons disparaissent sous les couches de neige, la boue dévale les rues et, comme la glace, rendent les ascensions et les descentes pénibles au plus haut point. le narrateur évoque des saisons de quarante mois, pendant lesquels même les plaisirs de la table sont inconnus. L'environnement paraît désespérément fantastique et, tout au long du récit,
Maurice Pons glisse des éléments qui font penser au réalisme magique des
Gabriel Garcia Marquez ou
Juan Rulfo. Ainsi l'âne du Croll qui dévore le pied pourri de Siméon, ou encore ces animaux que l'on garde au plus près de soi, telles des couvertures vivantes, pour supporter les rigueurs de l'hiver. Il y a encore cette main qui pourrit et ressemble à un immense cactus noir, et cette grenouille qui prolonge un coït public particulièrement humiliant et douloureux. Ce monde est fictionnel, et pourtant il existe : les maisons basses et ternes des villages montagnards, les regards lourds qui se posent sur l'étranger dès qu'il entre quelque part, la croix monumentale qui imprime la place des hommes dans le paysage, les rêves d'un monde meilleur, ailleurs, l'alcool que l'on boit par automatisme pour tromper l'ennui. Tout paraît vrai, et pourtant le récit a les apparences d'une fable triste qui vient montrer au lecteur le vrai visage de l'humanité.
D'une horreur à l'autre, Siméon balade son espoir. Il a connu les chaleurs du désert et les douleurs physiques, psychologiques et morales d'une guerre ou d'une détention, et peut-être des deux. Au village, il connaît l'isolement absolu - il loge au-dessus de la salle de l'auberge, sans véritable autorisation de Mme Ham, qui le tolère à peine - et le désaveu permanent. Les douaniers lui vouent une hostilité franche, les villageois le moquent et le briment. Son arrivée au village est placé sous le signe de la malchance : un crâne de mouton est jeté à ses pieds et, voulant s'en débarrasser par un coup de pied, Siméon se blesse méchamment au gros orteil. Suivront l'amputation dudit orteil, du pied, et même du pénis, sans compter la pourriture d'une main et l'aveuglement final : Siméon disparaît peu à peu physiquement, en même temps que son ambition littéraire et humaniste. Pons le dit dur au mal, et pourtant Siméon vit un véritable calvaire. Les deux cent cinquante pages du roman sont son chemin de croix. Mais Siméon n'a pas la carrure d'un messie. Tout juste souhaite-t-il écrire son livre où, relatant les horreurs passées, il espère s'en servir comme lumière pour les peuples pour un monde plus juste et plus apaisé. le livre ne verra jamais le jour. La méchanceté des hommes, d'abord, le prive d'assez de papier, dont la vue provoque une surprise dégoûtée chez les douaniers : la pureté blanche du papier, c'est sa richesse, l'indéfendable richesse, qui va de pair avec l'inutilité. Puis la pluie, la fonction de météorologue attribuée à Siméon par le conseil du village, le froid vont empêcher Siméon d'écrire
, sinon les rares mots de sa première phrase. Abandonnant le projet livresque et se muant, contre son gré, en Moïse emmenant le peuple élu à travers le Sinaï, Siméon adoptera finalement la figure christique, à ceci près que sa mort ne rachète rien, ne promet rien, et ne fait entrevoir aucune lumière.
Les saisons semble une farce grotesque, où l'on rit volontiers, y compris des scènes les plus terribles - du moins dans la première partie du roman. La vie de ce village est décrite avec férocité - Siméon n'est pas le seul marginal ; le Croll est aussi à l'écart, de même que Louana, cette enfant mongoloïde dont la curiosité et la vivacité permet à tout le village de s'informer des événements les plus marquants -, et il y a quelque chose d'obscène dans ces scènes nombreuses où l'on devine la bassesse des uns, la cruauté des autres. On rit jaune au défilé de ce veau mort-né, pourri et dévoré par les chenilles ; on prend en pitié ce rat fondu dans sa cage par la flamme du Croll ; on méprise ces gens rendus obséquieux par l'arrivée impromptue de deux jeunes et beaux cavaliers qui promettent le soleil, la richesse et la satiété. A ces mots, c'est l'espoir qui germe dans chacun des esprits et permettra, à la fin, l'exode pathétique vers un ailleurs hypothétique. L'espoir, c'est aussi ce qui anime Siméon, qui lui le porte en l'art. En cela, Siméon ressemble au Croll. Tous les deux sont des hommes de science, ou plus généralement de l'art. Pour cette raison, tous deux sont marginalisés, dénigrés et respectés à la fois - l'un pour ses savoirs médicaux, l'autre pour son art oratoire et sa culture supposée. Pourtant, si l'art médical trouve quelque grâce aux yeux des villageois, l'art de Siméon - la littérature, qui use des mots pour transcrire les émotions et la profondeur métaphysique des hommes - ne trouve quasi aucun écho chez eux. Ainsi le roman de
Maurice Pons apparaît-il fondamentalement pessimiste. La nature des hommes les pousse à satisfaire leurs besoins essentiels, et les incline vers le confort - matériel, bien-sûr, mais aussi moral. Tout essentiel qu'elle soit, la littérature n'a que le rôle que les hommes veulent bien lui assigner. En d'autres termes, les hommes n'entendront que ce qu'ils veulent. Quant à celui qui voudra les éclairer, il pourrait bien devenir leur bouc-émissaire. Les hommes de l'art n'y peuvent rien. La condition humaine s'impose à eux.