Malgré toutes les choses qui le séparent de ces ouvrières de la mer, c’est un sentiment de proximité qu’il éprouve. L’activité de ces femmes n’est pas si différente de la sienne : de même que la sardinière ressuscite les poissons morts dans la vie éternelle de la conserverie, le travail de la phrase ne consiste-t-il pas à figer les idées dans l’éternité du style ?
Flaubert retourne donc, un soir de mars, au 21 rue de Clichy – et sitôt qu’il a passé la porte, il regrette d’être venu, tant son humeur en ce printemps est encline à tout flétrir. Il maudit les conseils ineptes de la mère Sand et plus encore sa propre naïveté en voyant s’empresser dans le salon, sous un oppressant plafond de soie cerise, publicistes, politiques, et affidés de toute sorte : ces barbes noires dont aime à s’entourer la barbe blanche lui répugnent. Il ne comprend pas qu’un homme capable d’écrire « Booz endormi » puisse goûter une compagnie pareille. Il ne songe qu’à repartir au plus vite.
Mais Hugo l’a remarqué, vient lui serrer la main, le présente à un illustrateur, à un député républicain, à un chroniqueur du Rappel auquel il vante la noble prose et la pensée élevée de La Tentation de saint Antoine ; puis il lui glisse, avant d’accueillir un autre visiteur : « Restez dîner, nous causerons. » Flaubert répond qu’il en serait honoré. Il a vu briller dans l’œil du maître, durant ce bref échange, la flamme d’une connivence profonde ; un mince espoir renaît dans son cœur.
Cet homme-là a tout vu, tout lu, tout vécu. C’est en le lisant que Flaubert a appris à respirer le monde. Son souffle a fait battre son cœur, ses vers sont entrés dans son sang. Et puis, Hugo connaît la souffrance et la tentation du néant. On dit que la nuit, cherchant le sommeil, il entend des bruits mystérieux, des frappements ; que des voix d’enfants murmurent à son oreille « papa, papa » ; qu’il aurait fait placer, au chevet de son lit, une veilleuse qu’il n’éteint jamais. Pourtant, ni la force ni l’espérance ne l’ont quitté. Du fond de l’ombre qu’il porte en lui, toujours par quelque soupirail il entrevoit la clarté.
[...] D'où vient l'inspiration, comment naissent les livres, ce qui pousse un homme à écrire, ces questions-là ne méritent pas qu'on s' y attarde. Tenter d'y répondre, c'est, comme Isis, se vouer à rassembler les membres épars du cadavre d'Osiris : de même que la déesse ne retrouva jamais le sexe du dieu démembré, l'organe générateur de l'art échappera toujours aux regards.
Même agitée, la mer accorde toujours le repos à celui qui la regarde.
Flaubert accueille tout cela avec une sorte d’accablement voluptueux, en vertu de cet instinct dépravé qui nous fait parfois mettre le nez sous le drap pour sentir l’odeur d’un pet.
Faute de pouvoir atteindre le calme en lui-même, c'est à la mer qu'il le demandera. Même agitée, la mer accorde toujours le repos à celui qui la regarde. Sa pulsation obstinée inspire à l'homme égaré dans son labyrinthe intérieur le sentiment des choses simples; et à celui qui doute de la vie, le sentiment de la nécessité. Simple et nécessaire, la mer accueille toutes les douleurs. Elle n'offense pas les âmes fatiguées.
Heureux celui qui accorde à son travail suffisamment de consistance, de réalité objective, pour pouvoir se blâmer d’être en retard. En comparaison, la littérature est une bien fuyante occupation : projets avortés, sables mouvants, irréalité perpétuelle – devant une horloge sans aiguilles, qui peut se dire en retard, qui sait s’il est à l’heure ?
Au dîner, Flaubert se montre toujours joyeux. À la détente qui suit l’effort de nager s’ajoute la satisfaction, propre aux mélancoliques, d’être venu à bout de la journée, le soulagement du crépuscule.
N’importe ! Il n’y pensera plus après une bonne nuit de sommeil : d’où vient l’inspiration, comment naissent les livres, ce qui pousse un homme à écrire, ces questions-là ne méritent pas qu’on s’y attarde. Tenter d’y répondre, c’est, comme Isis, se vouer à rassembler les membres épars du cadavre d’Osiris : de même que la déesse ne retrouva jamais le sexe du dieu démembré, l’organe générateur de l’art échappera toujours aux regards.
Lui qui, en ses moments d’exaltation, se rêvait en Christ de l’art, en athlète du style, en dernier des Latins, découvre soudain son reflet dans le miroir du monde et ce reflet est celui d’un enfant, d’un petit garçon à peine capable de faire ses besoins. C’est plus qu’une humiliation : une déchéance. L’édifice de sa vie est en train de crouler : les choix qu’il a faits dans sa jeunesse, les principes qu’il s’est donnés, tout vacille. Il s’est trompé sur toute la ligne. Il a perdu toute estime de lui-même. Il prend la mesure de son néant.