Citations sur La Dame de pique - Récits de feu Ivan Pétrovitch Bielkine.. (59)
Deux idées fixes ne peuvent exister à la fois dans le monde moral, de même que dans le monde physique deux corps ne peuvent occuper à la fois la même place. Trois-sept-as effacèrent bientôt dans l’imagination de Hermann le souvenir des derniers moments de la comtesse. Trois-sept-as ne lui sortaient plus de la tête et venaient à chaque instant sur ses lèvres. Rencontrait-il une jeune personne dans la rue :
« Quelle jolie taille ! disait-il ; elle ressemble à un trois de cœur. »
On lui demandait l’heure ; il répondait : « Sept de carreau moins un quart. »
Tout gros homme qu’il voyait lui rappelait un as.
Il était joueur dans l'âme, mais ne touchait pas une carte, car il estimait que sa situation ne lui permettait pas (comme il le disait lui-même) "de risquer le nécessaire dans l'espoir du superflu".
« La comtesse était si vieille, que (…) l’on s’était accoutumé deuis longtemps à la regarder comme déjà hors de ce monde ».
« Cependant, tout chez elle était au pillage, comme si déjà la mort fût entrée dans sa maison ».
Lisavéta Ivanowna était le martyr d la maison. Elle servait le thé et recevait des reproches à propos des dépenses de sucre. A haute voix, elle lisait les romans, et on lui imputait toutes les erreurs de l’auteur. Elle accompagnait la comtesse dans ses promenades, et c’est elle qu’on rendait responsable du temps et des pavés. On lui avait fixé des appointements, dont elle ne touchait jamais la totalité. Néanmoins on exigeait d’elle qu’elle fût vêtue comme le sont toutes les autres personnes, c’est-à-dire comme une très petite élite. (…) Elle avait de l’amour-propre, ressentait vivement sa situation et, dans l’attente du libérateur, regardait autour d’elle avec impatience.
« Vous vous trompez, mademoiselle, cette lettre n'est pas pour moi.
- Je vous demande bien pardon, répondit la modiste avec un sourire malin. Prenez donc la peine de la lire. »
Lisabeta y jeta les yeux. Hermann demandait un entretien.
« C'est impossible ! s'écria-t-elle, effrayée et de la hardiesse de la demande et de la manière dont elle lui était transmise. Cette lettre n'est pas pour moi.»
Et elle la déchira en mille morceaux.
« Si cette lettre n'est pas pour vous, mademoiselle, pourquoi la déchirez-vous ? reprit la modiste. Il fallait la renvoyer à la personne à qui elle était destinée. »
-Paul ! cria la comtesse de derrière son paravent, envoie-moi un roman nouveau, n'importe quoi ; seulement, vois-tu, pas dans le goût d'aujourd'hui.
- Comment vous le faut-il, grand-maman ?
- Un roman où le héros n'étrangle ni père ni mère, et où il n'y ait pas de noyés. Rien ne me fait plus de peur que les noyés.
- Où trouver à présent un roman de cette espèce ? En voudriez-vous un russe ?
- Bah ! est-ce qu'il y a des romans russes ? Tu m'en enverras un ; n'est-ce pas, tu ne l'oublieras pas ?
Son visage trahit un violent mouvement de l’âme…
Tchekalinski commença à tailler; ses mains tremblaient. A droite, on vit sortir une dame; à gauche un as.