Le Désert de la grâce est d’abord et avant tout une histoire de femmes. Comme dans La Nuit la neige, Claude Pujade-Renaud s’est plongée dans l’histoire de l’Abbaye de Port Royal Des Champs, ou plutôt à la fin de son histoire, entre 1710 et 1718, date à laquelle l’auteur clôt son récit sur le personnage de Marie-Catherine Racine, fille de Racine le dramaturge, revenue sur les terres de l’Abbaye détruite. Entre ces deux dates, une galerie de personnages plus ou moins connus : Jean Racine, bien sûr, et sa maîtresse comédienne, la belle Marquise du Parc - l’actrice qui séduisit les trois dramaturges du Grand Siècle (Racine, Molière et Corneille), Blaise Pascal, et ses Lettres Provinciales, ou encore la Maintenon, opposante farouche de Port Royal. Mais aussi des personnages moins illustres comme Claude Dodart, médecin du roi, Angélique de St Jean Arnaud d’Ardilly, et surtout Françoise de Joncoux, surnommée « l’Invisible ».
Le Désert de la grâce se passe en effet à l’époque de la querelle entre jansénistes et jésuites à propos de la grâce : celle-ci est donnée (ou non) par Dieu ou peut-on l’obtenir par effort ? Penser que l’on peut, à l’instar de St Augustin, s’affranchir des rites de l’Église pour l’obtenir va coûter cher à celles qui penchent pour cette hypothèse. A travers la galerie de portraits, on sent en effet que Claude Pujade-Renaud renoue avec des thèmes qui lui sont chers : voilà quelques femmes qui ont osé lire directement les textes bibliques et les traduire avec les Solitaires - ces hommes comme Blaise Pascal qui vivent à l’écart du siècle – et qui ont osé vivre leur foi pleinement, élire directement leur abbesse et s’affranchir du pouvoir tout puissant de l’Église. "J’ai soupçonné que la certitude d’être injustement persécutée renforçait mon sentiment d’être élue de Dieu" dit l’une d’entre elles. La répression ne s’est pas faite attendre : dispersées, interdites de noviciat comme Marie-Catherine Racine, poussées à se rétracter, les moniales n’auront pas défié le pouvoir divin et royal plus d’un siècle. Et comme si cela ne suffisait pas, le livre s’ouvre sur le récit du transport des ossements de ceux qui avaient choisi d’être enterré à Port Royal – dont Jean Racine – vers la fosse commune sur ordre du roi.
Avec le talent qu’on connaît à l’auteure de Chers disparus, de Belle-mère ou encore d'Au lecteur précoce, Claude Pujade-Renaud restitue toute une époque, tisse sa narration sur une trame de faits bien réels, en faisant revivre le personnage central de Françoise de Joncoux, qui veille sur tous les écrits relatifs à l’Abbaye au péril de sa vie, et l’on se prend d’admiration pour toutes ces femmes qui ont osé penser par elles-mêmes, à une époque où elles n’avaient le choix qu’entre le rôle de mère et d’épouse ou celui de soumission à une Église rigide et dogmatique. Mais ce récit est aussi un étonnant entrelacs d’histoires familiales, Claude Pujade-Renaud se donnant le droit d’inventer des secrets, des réactions intimes à partir des documents sur lesquels elle s’est appuyée. À l’image de la quête que mène Marie-Catherine Racine pour mieux comprendre son père, un père ambigu, tiraillé entre sa nécessaire vie de cour et ses égarements – puisque après son mariage il considérera la période de ses grandes tragédies comme une période à oublier…
Un travail magnifique de tissage de paroles donc, entre tous ceux qui ont eu à faire avec l’Abbaye de Port Royal, un alliage de témoignages fictifs avérés historiquement est très prenant pour capter l’attention, mais aussi une belle réflexion sur l’écriture historique, à l’image du dialogue intérieur présumé d’Angélique de St Jean en octobre 1661 :
"Comment expurger l’acte d’écrire de toute vanité ? J’aimerais y parvenir. Malgré moi je cède parfois au plaisir de rythmer une phrase. Écrire, juste. Sans chercher ni trouver quelque consolation. Afin d’instruire et de témoigner." et l’on se prend à imaginer que plus encore que la fine Angélique, c’est Claude Pujade-Renaud qui parle par la voix de son personnage.
Instruire et témoigner font de ce Désert de la grâce un récit érudit et documenté un très agréable moment de lecture. Traversé de multiples prises de parole, revécu par celles qui ont "fait" ou approché Port-Royal, le roman de Claude Pujade-Renaud embrasse l'histoire d'un lieu que le pouvoir temporel a toujours voulu étouffer.
C’est la vraie actualité de ce roman : de tout temps les pouvoirs despotiques ont empêché leurs citoyens de penser – et de tout temps la résistance à l’ordre établi s’est organisée afin de préserver la liberté de penser
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