Nous sommes à Londres, au début des années 1950. Mildred Lathbury, fille de pasteur, vit seule dans un quartier miteux, du "mauvais" côté de Victoria Station, aux antipodes du très chic quartier de Belgravia. Mildred est ce qu'on appelait jadis une "vieille fille" : trentenaire à l'allure terne, au visage passe-partout, elle consacre son temps à des activités de bienfaisance pour la paroisse de son quartier. La recherche d'une conduite toujours raisonnée et raisonnable guide chaque acte de sa vie. Ses connaissances sont le pasteur et sa soeur, d'autres vieilles filles esseulées. Les micro-événements qui pimentent sa vie ne sont pas ceux qu'elle initie, mais ceux qui s'offrent à elle. Ainsi l'installation d'un jeune couple "moderne", avec lequel elle va partager la salle de bains commune, suscite son intérêt et sa curiosité. Les jeunes voisins, les Napier, s'avèrent désinvoltes et assez agaçants. Rockingham, le mari, est un ancien officier de marine et son épouse, Héléna, anthropologue. Bien que très relâchés dans leur façon de tenir leur intérieur, les Napier vont pourtant révéler une qualité : un naturel amical. Quant à Rockingham, dit "Rocky", son charme désinvolte ne va pas manquer de séduire Mildred… dans les limites du raisonnable bien sûr, de simples invitations à venir boire le thé, mais qui vont créer un attachement réel chez Mildred.
Rien de bien passionnant dans cette histoire me direz-vous. Et pourtant la "petite musique" de
Barbara Pym exerce de page en page un charme suranné, léger et diffus. A travers de courts chapitres, elle nous narre ces petits événements de la vie très ordinaire de Mildred : une réunion à une conférence d'anthropologie assez rasante, les activités de la paroisse, une invitation à déjeuner, et surtout moult invitations à prendre le thé. Mildred donne toujours l'impression d'être "sur la touche", jamais au coeur d'un événement (unions sentimentales ou désunions sont les affaires de son entourage). Bien que résolument terne et effacée, elle se révèle attachante, toujours lucide sur elle-même et les autres, et dotée d'un humour parfois malicieux, à travers ses remarques et observations. Rien n'est raconté de manière déprimante, mais de manière vive et stylée, et avec un humour anglais caractéristique. Au passage, on capte les particularités d'une époque : petites rivalités entre église anglicane, église catholique et celle sous la tutelle de Rome. La gaillarde Soeur Blatt, qui plus tard partagera son logement avec une amie qui n'est "pas du genre à attirer les hommes" fait penser à ces personnages lesbiens qui n'étaient jamais décrits comme tels, mais qu'on devinait "différents" (à l'instar de ceux décrits évasivement mais de manière évocatrice dans les romans d'
Agatha Christie). On peut penser parfois, par plusieurs aspects, à l'univers de
Jane Austen (en moins introspectif) mais qui serait transposé dans les années d'après-guerre, et dans un univers urbain et modeste. En tout cas, il s'agit du genre de roman susceptible de séduire les amateurs de l'auteure d'"Emma". J'aurais certainement apprécié davantage de "moelleux" dans le petit univers qui nous est offert (descriptions plus en détail : des intérieurs, de l'allure, des vêtements des protagonistes… pour instiller davantage de proximité). En l'état, il s'agit d'un roman de qualité, à la séduction discrète mais bien réelle. Bien qu'écrit il y soixante-dix ans, il nous parle de la solitude au féminin, faite de frustrations mais aussi de petits plaisirs, égayée de liens sociaux amicaux, habitée d'amour sublimé, du réconfort de la religion. Les liens que celle-ci offrait, qu'elle tissait entre personnes esseulées se sont éclipsés. Les réseaux sociaux l'ont remplacée. La solitude urbaine a pris une tout autre forme mais le roman modeste de
Barbara Pym fera écho à bien des vies de notre époque.