À chaque atrocité qui secoue la planète, on entend dire qu'il ne faut pas oublier. À cet égard, ce livre est un poignant et indispensable passeur de mémoire. Merci Roblès. Âmes sensibles, s'abstenir !
La pièce qui se passe en 1812 montre la barbarie d'un groupe d'officiers espagnols lors de la guerre d'indépendance du Venezuela, mais pourrait être un copié-collé d'autres guerres, avec d'autres acteurs que l'armée espagnole. Celle-ci venait d'ailleurs de subir les armées napoléoniennes à propos desquelles Goya est aussi un passeur de mémoire avec le «Tres de mayo» l'un des fleurons du Prado, la fusillade du 3 mai. Dans la nuit du 2 au 3 mai 1808 l'armée de Napoléon — en représailles à la révolte du 2 mai — exécute environ 400 Espagnols, épisode "oublié" par bien des manuels d'histoire. le tableau de Goya a été choisi pour orner la couverture de la pièce dans le Livre de poche. La pièce date de 1948, et fait aussi écho à des événements récents comme l'holocauste et les otages d'Oradour sur Glane.
Montserrat, officier espagnol, est écoeuré par les viols, pillages et autres atrocités commises par son armée contre la population locale. Au moment où les Espagnols sont sur le point d'arrêter Bolivar, le chef des révolutionnaires qui donnera son nom à la Bolivie,
Montserrat le prévient et il parvient à s'échapper et à se cacher. Comme Antigone,
Montserrat refuse d'obéir à une loi que sa conscience réprouve, mais sa "trahison" est découverte, et il sommé de révéler la cache de Bolivar, mais refuse de parler. le premier lieutenant Izquierdo, raffiné dans sa cruauté, brutal et cynique, prend alors en otages six personnes au hasard dans la rue, qui seront fusillées non pas ensemble mais tour à tour, dans un suspense insoutenable, car
Montserrat, enfermé avec eux, ne livre pas la cachette de Bolivar, même si par deux fois, il est tenté de parler devant la détresse des otages emmenés un par un au peloton d'exécution, malgré leurs supplications. Dilemme : laisser fusiller ces innocents dont une mère de famille qui a deux enfants en bas âge, ou trahir Bolivar, c'est-à-dire la cause du peuple tout entier et de la liberté. Quatre des six innocents vont désespérément tenter de le convaincre de parler, mais pas les deux autres.
Nastasia-B note dans sa magnifique critique, «Nous sommes au lendemain de la seconde guerre mondiale. La France a été traumatisée par la guerre et par ses bourreaux, mais elle ne cesse pas néanmoins de se comporter elle-même en bourreau dans ses colonies, Indochine, Algérie, etc.
Emmanuel Roblès est algérien. Il ne peut pas ne pas ressentir en ses chairs la meurtrissure des massacres organisés par des Français à Sétif, Guelma et Kherrata en 1945. Et c'est là que le trait de génie de l'auteur est le plus saillant. Il arrive à dénicher des entrailles de l'histoire un cas analogue, en tous points similaire à la situation qu'il vit: la guerre d'indépendance sud-américaine face à l'Espagne au début du XIXème siècle et au lendemain du traumatisme pour l'Espagne de la déferlante de Napoléon sur son sol. Tout y est rigoureusement transposable point par point».
Les peuples victimes des nazis, une fois en position de supériorité, ne font pas toujours dans la dentelle, et ils ne sont pas les seuls
Le vrai Morales, l'un des officiers espagnols de la pièce, faisait écarteler les prisonniers et clouer aux portes les enfants au berceau. Antonanzas, un autre, éventrait les indigènes enceintes et collectionnait les mains coupées. Zualola, un troisième, crevait les yeux. Eusebio de Coronil préconisait de massacrer tous les Vénézuéliens âgés de plus de sept ans. du Nord au Sud de l'Amérique, il ne reste plus beaucoup de descendants des peuples indigènes. La torture, c'est aussi les fourmis rouges, les prisonniers enterrés vivants et le plomb fondu dans les oreilles.
Dans la pièce de Roblès, les officiers espagnols mêlent violence et plaisir. «Quand nous avons pris la ville, mon bataillon n'a lassé vivants que dix-neuf habitants. Dix-neuf femmes. Des jeunes, bien entendu. C'était contraire aux ordres du général... mais nous avons, pour nous, gardé les plus belles... Celle que je m'étais réservée avait seize ans. Adorable. Des seins menus, tièdes comme des colombes». «L'as-tu gardée» ? «Non, je l'ai donnée à cinq de mes hommes après la bataille de Barquésiméto... je n'avais rien de mieux sous la main».
(
Montserrat) : «Nos officiers obligeaient les prisonniers à massacrer leur propre femme et leurs propres enfants... Grâce à Bolivar, l'heure viendra où ce pays... deviendra une grande nation d'hommes libres».
(Izquiero à une jeune otage de 18 ans) «Tu es vierge ? ... Trésor merveilleux.... Tu seras épargnée, naturellement. Ce soir, tu deviendras ma femme... ça te plait?». (Réponse) «Je veux être fusillée avec les autres».
(Un otage, suppliant, à Izquierdo): «J'ai cinq enfants, Monsieur l'officier» (Réponse) : «Tu ne vas pas t'imaginer que parce que tu as fait cinq enfants à ta femme, tu as droit à l'immortalité, non»?
(Izquierdo à un otage : «Tu me parlais de ta femme, tout à l'heure. Elle est belle et tu l'aimes?» (Réponse) : «Oui». (Izquierdo) : «Eh bien, je te laisse la vie sauve si tu me livres ta femme. Tu as bien compris ? Ou bien tu es fusillé dans quelques minutes, ou tu es libre à la condition que ta femme couche ce soir dans mon lit... Me la donnes-tu»? (Réponse) : «Oui». Méprisant, Izquierzo refuse alors la femme «Mais ne crains rien. Il ne manquera pas de beaux cavaliers qui se feront une joie de consoler ta jeune veuve».
Montserrat, à bout, commence à parler : «C'est une maison isolée, à cinq cent mètres d'une route qui mène à...» lorsqu'il est interrompu par Elena, la jeune otage de dix-huit ans «Taisez-vous, reprenez-vous donc».
Il se reprend, et Elena est fusillée à son tour. Izquierdo se propose de prendre six nouveaux otages «puis six autres. Et six autres encore... » et se déclare même prêt à massacrer deux millions de Vénézuéliens, allusion claire à la shoah. «Je te signale ces cabanes en bois dans lesquelles on peut griller jusqu'à cent cinquante condamnés la fois».
On apprend à la fin de la pièce que Bolivar est arrivé en lieu sûr.
Montserrat va être fusillé : «Tout est fini,
Montserrat» dit Izquierzo - «Non, tout commence», répond l'autre.
(Le père Coronil, farouche partisan des massacres, pour qui massacrer des païens, c'est immoler le Démon, à propos de
Montserrat) : «A-t-il montré du repentir» ?