Les mesures de la marche militaire de
Johann Strauss sont entraînantes et renvoient de la guerre une image triomphante. C'est sous le signe de cette douce nostalgie du si puissant empire autrichien, capable d'écraser les révoltes nationales des marges de son territoire sous la houlette de vieux généraux, qu'est écrit ce roman. Pourtant, le roman débute en 1859 lors de la bataille de Solferino, où les Sardes aidés des Français défont les Autrichiens, et durant laquelle bataille le jeune sous-lieutenant d'origine slovène, le dénommé Trotta, sauve l'empereur François-Joseph d'une mort certaine et stupide. Aussitôt fait baron, il entre même dans les livres d'histoire et fonde une tragique dynastie. Mais, les années passent et le nouveau baron découvre un jour, dans un manuel d'histoire de son fils, l'histoire du sauvetage de Solferino. le récit déforme la réalité, fait de l'empereur un héros tout comme le baron von Trotta ; ce dernier ne supporte pas le travestissement, et demande à être retiré du livre : prélude à la lente décrépitude, aussi bien de la famille von Trotta que de l'empire.
En effet, le roman suit cette famille von Trotta dans la deuxième moitié du 19ème siècle et jusqu'au déclenchement de la Première Guerre mondiale, à l'issue de laquelle éclata l'empire austo-hongrois. le fils du héros de Solferino, François, devient préfet en Moravie. le petit-fils, Charles-Joseph, embrasse la carrière militaire, d'abord chez les uhlans dans la cavalerie puis, à la suite d'une sombre affaire de duel due à une aventure amoureuse, dans l'infanterie (ce qui constitue une dégradation certaine). Posté d'abord en Bohême, il est ensuite muté dans les frontières orientales de l'empire, près de la Russie.
Tandis que le préfet adopte très vite un mode de vie bourgeois, sévère, et fait preuve de toute la rigueur nécessaire à sa position, Charles-Joseph s'ennuie rapidement dans cette armée sans guerre. Il trompe l'ennui dans l'amour, l'alcool et bientôt le jeu.
Publié en 1932, La marche de Radetsky est tout aussi bien un roman familial qu'un roman historique qui montre un empire moribond, dont on sait qu'il ne survivra pas à une nouvelle guerre. Car malgré les sonorités des grandes marches militaires résonnent également les chants des nations multiples qui composent l'empire (les Tchèques, les Moraves, les Polonais, les Galiciens, les Serbes, les Croates, les Slovènes, les Ruthènes, les Roumains, les Italiens et, bien-sûr, les Hongrois) et l'Internationale, qui préside même à une grève d'ouvriers que le sous-lieutenant von Trotta sera obligé de mater dans le sang. L'histoire de l'empire autrichien, puis austro-hongrois, est marquée par les concessions politiques et les défaites. Cependant, l'étiquette est constamment sauvegardée. de grandes fêtes sont données dans des châteaux de Galicie, on danse la valse à Vienne et on se promène sur le Ring. Les militaires ne se battent plus ; ils décorent des sous-bois pour fêter le centenaire de leur régiment.
La dynastie von Trotta est un symbole de cette lente décrépitude. Si le grand-père accède aux honneurs grâce à un acte de courage, il abandonne bien vite les armes pour revenir à une vie plus simple. le préfet, François, représente cette administration qui, quotidiennement, expédie les affaires courantes et, plein de sa morgue bourgeoise, oublie ses origines slovènes et se dit pleinement autrichien. le sous-lieutenant, lui, est le représentant de cette armée, force vive en apparence de l'empire aux multiples facettes où se fondent toutes les nationalités, mais qui meurt de son inaction. L'histoire le confirmera : l'Autriche-Hongrie sera vaincue et implosera dans le traité de Trianon (1920).
Cette histoire est contée dans une langue fluide et simple, rappelant par beaucoup de points la littérature du 19ème siècle. Cette douceur enrobe le roman dans le halo des tendres souvenirs, et notamment dans celui d'un empire qui fut une utopie politique, victime de son siècle.