1870 : le « grand barbu » (Bakounine) vient faire une conférence à Saint-Imier (Suisse). Il y a aussi Benjamin (Ericco Malatesta, autre vrai anarchiste célèbre)
C'est le détonateur du grand projet de nos
dix petites anarchistes.
A Saint- Imier c'est pas l'abondance en 1870. Surtout pour les femmes, qui de toutes façons passeront toujours après les hommes.
Ainsi va naître ce projet fou entre ces dix femmes, femmes un peu libérées mais beaucoup entravées, Adèle qui se fait faire des enfants en éjectant les hommes, Colette et Juliette qui se suffisent à elles-mêmes et Jeanne la douce et ses trois petits garçons, Lison et ses quatre filles, Emilie et son petit Max, toutes ces filles, seules, veuves ou « fille-mères » ouvrières en horlogerie ( je me suis un peu perdue dans toute cette science horlogère) qui tirent le diable par la queue et peinent à joindre les deux bouts, succombent aux sirènes du grand départ ( on pourrait aussi dire du grand remplacement !). A cette époque, la misère était telle que l'envie d'aller voir ailleurs était forte, d'autant plus qu'il y avait pléthore de publicités plus ou moins crapuleuses. Partir, mais pour où ?
Elles choisissent la Patagonie « parce que personne n'en avait dit du mal, puisque personne n'y avait encore mis les pieds. »
En Juin 1873, elles s'embarquent, huit femmes et neuf enfants (les deux premières Colette et Juliette étant parties avant) sur un navire qui transportait les condamnés de la Commune de Paris (dont
Louise Michel) pour le bagne de
Nouméa.
Le livre est court, 145 pages, divisé en chapitres chapeautés par des titres désuets, qui commencent tous par où, du genre
Comtesse de Ségur (Où Colette et Juliette, jeunes horlogères éprises l'une de l'autre, décident d'émigrer les premières…) et qui nomment chacun, un prénom de nos petites anarchistes, au risque de les faire disparaître. C'est évidemment un pastiche revendiqué des
Dix petits nègres d'
Agatha Christie.
On note aussi les références appuyées à Rousseau, bien sûr, on est en Suisse, mais je n'avais jamais fait le lien (manquements à ma culture) entre Rousseau et l'anarchisme à la Bakounine.
Comme le titre l'indique (« Petites anarchistes » est un titre désobligeant donné par les hommes quand ils ont appris leur projet) l'aventure est essentiellement une aventure de femmes pour les femmes. Et pour moi, plus qu'un projet anarchiste, c'est bien un projet féministe qui est en gestation. En est pour preuve leur maxime : Ni Dieu, ni maître, ni mari. "Toute autorité, même divine est la négation de la liberté. "
Les années patagonnes sont loin d'être riantes, elles font face à maints obstacles en tous genres, mais bon an mal an, elles survivent, (" on n'était pas venues pour ça, s'installer, se débrouiller, survivre. Notre rêve d'une vie différente s'éloignait. ")
La déception est douloureuse, le rêve d'une vie meilleure partait en quenouille " Quand donc arriverait le moment où ce monde basculerait, où se montrerait son autre face, la vraie ? "
Mais toujours, la solidarité entre elles restait sans failles.
Le vent patagon a eu raison de leur constance. " L'hiver patagon n'est que nuit, vent, et des flaques partout… " c'est pas gentil pour la Patagonie. Alors, elles décident à six (oui il en manque maintenant quatre) de partir pour une île, l'île Juan Fernandez, celle de Robinson Crusoe où serait déjà sur place une colonie anarchique.
Si elles avaient bien « tout raté » en Patagonie, au moins à Juan Fernandez, tout leur réussissait. (et toujours en compagnie de J.
J. Rousseau) . Mais l'Autorité de l'île, le sous-préfet (je ne sais pas ce qu'il foutait là) étant devenu trop harceleur, il leur fallut repartir. Justement le Benjamin qu'elles connaissent depuis Saint Imier, et dont l'une d'elles, Mathilde est toujours amoureuse est à Buenos- Aires. Et il y a un navire qui jette l'ancre pour réparer. Elles en profitent et partent. Elles arrivent à Tahiti. C'est pas Buenos-Aires. Elles reprennent donc un autre bateau, repassent par le détroit de Magellan, à nouveau Punta Arenas qui avait beaucoup changé en 5 ans, et c'est l'Argentine, Rio
Gallegos, Rio de la Plata et Buenos-Aires. Des milliers d'émigrants de toute l'Europe font grandir la ville. Et il y a les danseurs de tango qui font tourner la tête de nos anarchistes et de leurs filles (car au bout de tout ce temps, les filles et les garçons ont bien grandi)
A la fin de l'histoire, il n'en reste plus qu'une. ET c'est elle qui raconte.
Leur destin est remarquable et tragique. Celui de l'anarchie est terrible aussi. Puisque les anarchistes en Europe ont été chassés de l'Internationale par la « coalition des « suppôts de
Karl Marx » (Jaurès, Bebel,
Rosa Luxembourg…) car « Seuls qui déclarent et reconnaissent la nécessité de l'action législative et parlementaire peuvent être membre de l'internationale ».
Cela me suggère deux réflexions : la première, c'est que la rivalité entre les mouvements politiques d'un même bord, n'est pas d'aujourd'hui. La deuxième, c'est que de nos jours ( particulièrement en période d'élections 2022) « l'action législative et parlementaire » n'a plus le vent en poupe, particulièrement chez la jeunesse, et que nos taux d'abstention pourraient bien faire penser à un courant anarchiste qui ne dit pas son nom.