C'est donc dans la sensation instantanée et le sentiment fulgurant du présent que nous percevons notre unité fonctionnelle. Cette sensation, c'est celle même de la vie ; ce sentiment, c'est celui-là même de l'existence. Nous les saisissons chaque fois comme le passage de l'éclair ; ils nous assaillent ; nous les recevons ; nous les voulons arrêter et fixer ; et déjà ils ne sont plus que du temps mort, un souvenir entré dans le passé, et
qui appartient déjà à ses ténèbres de néant. A
chaque instant nous renouvelons l'impossible
effort ; et chaque instant qui vient nous arrache celui qui s'en va. Nous aurons vécu toute une vie en n'ayant jamais à nous qu'un instant seulement.
Notre âme, qui ne connaît du Temps que cet incessant départ au Néant, appelle cela « vivre » ; et elle croit « mourir » quand le tourment s'assoupit.
Instant : durée vague, sensation confuse, direz-
vous !... Non pas !... Mais seule durée qui nous
soit connaissable !...
Ah ! contemplez-le, cet instant, ce présent qui
est notre seul bien sur terre !... C'est sur cet
instant présent que nous vivons et siégeons. Nous y sommes sur une cime vertigineuse qui se déplace en entraînant à ses versants des gouffres engloutissants. Tout autour régnent les solitudes et l'horreur du non-être. De chaque côté de cet instant se creuse le double abîme d'où émerge
un avenir épouvanté comme un ressuscité, où le passé repose dans un néant sans ancienneté et sans âge qui réunit dans la même mort tous les instants détruits.
La vie, sortie de la matière, née des entrailles d'argile de l'astre, monte progressivement à travers la chaîne des êtres, y réaliser l'être conscient. À travers la succession des espèces et des générations, la vie s'élève sans cesse vers les formes d'une organisation supérieure, y prendre de plus en plus sa charge de richesse mentale, son poids nouveau de responsabilité, sa valeur accrue de conscience. Le Monde, en mouvement depuis bien avant les premiers assemblages moléculaires, marche vers un sommet dont l'humanité pensante réalise la pointe percutante qui déchire peu à peu le voile dont s'enveloppait l'apparence des choses et le mystère de l'Etre. Car ce sommet ne cesse de surgir et d'émerger des nappes de la vie, et le Monde, portant en haut la provision de l'esprit et poussant son troupeau de tourmentés, ascensionne vers une spiritualisation croissante et indestructible. C'est vers une conscience sans cesse accrue qu'évolue le système terrestre.
Nous ne saisissons de la substance que les apparences. Nous ne pouvons rien connaître de la réalité ; et nous ne pouvons avoir sur elle aucune certitude, sinon celle de notre impuissance à l'apercevoir et à la comprendre.
L'idée que nous avons du présent est d'une plénitude et d'une évidence positive singulières.
Nous y siégeons avec notre personnalité complète. C'est là seulement, par lui et en lui, que nous avons sensation d'existence.
Et il y a identité absolue entre la conscience du
présent et le sentiment de la vie.
Les mots se sont usés à l'usage. Ils sont devenus le sens conventionnel, la sonorité creuse ou banale, l'étiquette typographique. Dépossédés de leur valeur originelle, sollicités sans cesse aux mensonges de la représentation inexacte, ils ont amolli et avili leurs sens. Or ce sont ces dégradés et ces flétris qui nous viennent donner le vêtement
verbal à l'idée, qui en viennent travestir de leurs haillons la vertu intime et la grâce native !...
Emmanuel LE ROY LADURIE
Histoire de la campagne françaiseEmmanuel LE ROY LADURIE présente le livre Histoire de la Campagne, écrit par
Gaston ROUPNEL.