Citations sur Aux frontières de l'Europe (47)
Il dit: "Loin, les hommes vrais, loin", et il montre une ligne invisible derrière les montagnes blanches qui forment le cœur orographique de la péninsule de Kola. "Ils savent les histoires, mais ne les écrivent pas. Ils les racontent seulement, au coin du feu". Quand il dit: "Ils savent les histoires", il veut dire: "ils savent les secrets de la vie."
Les nomades le savent bien: les cartes ne servent pas à s'orienter, mais à rêver son voyage au cours des mois qui précèdent la mise en route.
J'ai reçu beaucoup plus que je n'ai donné. J'ai rencontré quelques salauds, mais les personnes que j'ai trouvées sur mon chemin étaient en grande majorité de braves gens. Beaucoup d'entre-elles, surtout les plus pauvres, étaient promptes à offrir à l'étranger un toit sous lequel dormir et à lui faire un petit bout de conduite sur la route. Mais de toutes ces choses, les plus précieuses peut-être, il ne reste plus rien. Sauf des bribes de notes dispersées à travers sept carnets. Je me demande si je serai en mesure de restituer la densité humaine de ce voyage.
Agrippée à l'extrémité septentrionale de la mer Méditerranée, Trieste, ma ville, est un sismographe, une balustrade vers d'autres horizons. Dans les cafés, il était normal de parler de ce qui se passait à l'étranger. Les hommes qui sont nés à mon époque ont été nourris au pain de la géopolitique
"Mais vous vivez où, vous autres Occidentaux? Tout le monde sait que le Caucase va se remettre à cabrioler. Poutine veut l'avoir sous son contrôle et les Américains veulent y installer des bases militaires. Et par-dessus le marché, il y a le pétrole de la mer Caspienne...Voyez-vous même...Moi, il me semble qu'il y a de quoi faire et même plus." Puis il ajoute: "Nous, nous la sentons très bien la tension. C'est ici que se passe la vraie frontière entre l'Est et l'Ouest. Il me demande si je sais ce que veut dire "Ukraine" et je lui réponds que oui, bien sûr: ça veut dire "frontière".
Aujourd'hui les Polonais de l'Est, comme Janina, vivent dans l'ouest de la Pologne, où le grand vide allemand vous pèse sur l'âme, comme le vide hébraïque entre la Lettonie, l'Ukraine et le Danube. Terre de fantômes et de déracinés où de nos jours encore, quand on fait connaissance, on ne se demande pas « où habites-tu ?» mais «d'où viens-tu ?» et où la grande peur caché est celle d'un retour des anciens maîtres, les Allemands.
Á l'hôtel , la langue anglaise refait son apparition , la langouste et la Caresar'salad ont repris place dans le menu , et je ne parle pas de l'air conditionné, bien entendu
Autour d'une petite table , une famille consomme un bref repas , sans échanger un seul mot. Je commence à comprendre Adamov . C'est vrai que c'est impossible d'apprendre la langue d'un peuple qui passe son temps à se taire.
En Finlande on parle peu et on sourit encore moins . Ce peuple de bûcherons timides vit dans la terreur de voir quelqu'un lui sourire , car alors le savoir-vivre l'obligera à sortir de son cocon pour répondre à ce signal.
Ce voyage à l’est a été un bain d’humanité. Cette fois, plus que jamais, ce voyage, ce n’est pas moi qui l’ai fait, mais les personnes que j’ai rencontrées.
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