Citations sur Aux frontières de l'Europe (47)
Quand je sors dans le couloir , j'aperçois une dizaine de Norvégiens qui dégustent leur café dans un silence claustral ; on se croirait dans le réfectoire d'un monastère , avant la messe du soir. Je suis obligé de prêter l'oreille pour discerner un murmure de confessionnal. Alors , uniquement pour rompre cette glace de l'âme et mettre les gens dans l'embarras, je lance un bonjour retentissant á la cantonade et je me régale de voir tous ces yeux inquiets se lever à contrecoeur de l'assiette de poisson , d’œufs et d'oignons pour répondre par un signe au nouvel arrivant.
Filons , filons , une voile et c'est parti ; une ville qui sert uniquement d'embarcadère, de point de départ. Un aperçu, une balustrade vers d'autres horizons.
C’est vrai que c’est impossible d’apprendre la langue d’un peuple qui passe son temps à se taire.
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Les voyages légers sont ainsi faits : les étapes sont fertiles en rencontres et les rencontres remettent l’aventure en mouvement.
(p. 146)
C’est au coin du feu qu’on naît et qu’on meurt, au coin du feu que se scellent les rencontres.
(p. 106)
Je ne suis pas tout à fait sur une frontière, mais sur les terres du milieu, où des millions d’hommes ont été arrachés à leurs maisons, où les régimes ont laissé des accumulations de ruines. Mais, comme dit Monika, je suis aussi sur les terres où les dieux se parlent. Où le christianisme est fécondé par la magie chamanique du Grand Nord, où les fidèles se prosternent comme les musulmans et où les rabbins ont coexisté pendant des siècles avec les dômes en bulbe. p 107
Partir donc, mais où ? Le rideau de fer n'existait plus, les barbelés avaient été remplacés par des espaces domestiqués, des musées et des pistes cyclables. Pour chercher des terres sauvages, il fallait aller au-delà de la Puszta, à la limite orientale de l'Union européenne. Là, peut-être, commençait encore un "autre monde". Ainsi, il ne me resta plus qu'à imaginer un itinéraire borderline de l'océan Glacial Arctique à la Méditerranée, jusqu'à la Turquie et même à Chypre. Les surprises ne manqueraient sûrement pas. Entre la Russie et la Finlande, la barrière séparant les deux mondes courait encore le long des barbelés de la guerre froide, les blockhaus de 1940 ,'avaient jamais été démantelés. A deux pas du cap Nord se trouvaient Mourmansk et la base de sous-marins la plus mystérieuse du monde, celle d'où était parti le Koursk pour son ultime et tragique mission. Il y avait la Biélorussie, dernière dictature communiste d'Europe ; et puis Kaliningrad, repaire d'espions venus du froid, entouré de tous côtés par l'Union européenne. Et encore l'Ukraine, avec l'arc des Carpates parcouru par les contrebandiers, et les traces ineffaçables d'une présence juive disparue. Et puis la mer Noire, avec son silence immense et confiné. C'était là qu'il fallait aller.
Avant de me rendre en Ukraine, je ne pensais pas qu'il puisse exister un monument plus impressionnant que la forteresse de Pedrovaradine, construite par les Autrichiens au nord de Belgrade, loin au-dessus du Danube, pour affronter les Turcs. À présent, en voyant les puissantes tours de Khotine allonger leur ombre sur le Dniestr, je dois changer d'avis. Autour de ses murailles, au XVIIe siècle, trente cinq mille Polonais et quarante mille Cosaques arrêtèrent deux cent mille Ottomans, et la rencontre fut telle que le ciel lui-même prit feu et que les murs furent ébranlés par la canonnade. Ici, Jean Sobieski et sa cavalerie surmontèrent la peur ancestrale des Turcs qu'ils devaient vaincre ensuite, définitivement, sous les murailles de Vienne.
La Loire est grandiose, le Rhin aussi, mais devant le Dniestr on a le souffle coupé, littéralement. Il possède les méandres primordiaux du Pô mais sans la platitude padane. Il court, enfoncé dans la terre, et ses château le regardent de haut avec l'œil féroce des guerriers cosaques. La Loire et une belle endormie ; le Dniestr, au contraire, possède l'énergie vitale d'un «limes». Un lieu où s'abreuvent les armées et les caravanes, les chevaux et les chameaux, et où le tintement de la cloche se heurte avec violence à la mélopée du muezzin. S'il existe une frontière, là voilà.
Dans la salle d'attente, je vois des gens affamés d'espace, comme nous. Des jeunes avec leur sac à dos, des filles avec leur ordinateur dans son étui, des familles avec des gosses qui lisent en attendant, le cœur battant. Des gosses qui lisent, encore une chose qui a disparu chez moi. Je suis au milieu d'un peuple de voyageurs. Partir sans arrêt était l'obsession du pape Wojtyla et le nomadisme est la maladie national de la Pologne. Ce n'est pas seulement l'envie de liberté après le communisme. C'est aussi le réflexe d'une très ancienne claustrophobie, due à la conscience d'être écrasée par d'encombrantes voisines, la Russie et l'Allemagne.