[Evelyn Einstein, adoptée à sa naissance par Hans-Albert, le frère d'Eduard, est venue rendre visite à son oncle à Zurich]
La fille de mon frère se nomme Evelyn Einstein. Je lui fais remarquer qu'elle avait les mêmes initiales que moi. Elle a tenu à préciser qu'elle n'était pas du même sang que moi, car c'était une enfant adoptée. Je l'ai réconfortée en lui rappelant que, d'expérience, les liens du sang n'étaient pas mieux. [...]
Evelyn Einstein était très perturbée par son nom et son héritage. J'ai expliqué qu'il ne fallait pas. S'appeler Einstein nécessite un apprentissage, qu'on naisse avec ou pas. Cela peut prendre plusieurs décennies, voire une vie entière. J'ignore si, dans mon cas, je mourrai guéri.
Depuis peu, certaines de mes facultés m'échappent. N'est-ce pas la raison de votre présence ici? Ou êtes-vous là seulement pour entendre parler de mon père et salir sa mémoire?
Il se demande si le destin est écrit. Et s’il l’est parfois, imprimé dans les livres. Il songe que le destin s’amuse avec les hommes et qu’il se rit de lui.
Sur le chemin du retour, le surveillant nous a appris que Mme Harlow était morte pendant le tournage sans qu'on s'aperçoive de rien. La production a utilisé une doublure pour la fin. Finalement il n'y a pas que moi qui me dédouble. Mais moi, ce n'est jamais du cinéma.
Tout le monde a sa petite idée sur Einstein. Des types comme lui, il y en a un par siècle. Des types comme moi remplissent votre salle d'attente.
- Vous voulez dire qu’il est mort.
– C’est cela.
– Définitivement ?
– Oui, Eduard.
– Je n’arrive pas à me faire une idée.
– Il te faudra du temps.
– Et vous, pourquoi vous êtes triste ?
– J’ai raconté sa vie, cela crée des liens, c’est comme si j’étais devenu son ami.
– Moi, je n’étais que son fils et encore.
– Tu étais son fils, Eduard.
– Je manque d’éléments de comparaison. Je n’ai été le fils de personne d’autre.
– Tu auras tout le temps de comprendre.
– Est-ce que les gens vont pleurer la disparition de mon père ?
– Le monde entier va le regretter.
– Pour quelles raisons ?
– Ton père était un grand homme.
– Un grand savant ?
– Bien plus que ça. Un esprit éclairé, un homme révolté, un génie.
– Cela m’émeut de vous entendre parler ainsi d’un homme qui est mon père en quelque sorte. Est-ce que je dois être triste aussi ?
– Pour d’autres raisons.
– Lesquelles ?
– Eh bien quand un proche disparaît…
– Vous parlez de mon père ?
– Oui, Eduard.
– Mon père n’était pas un proche. J’ai appris que l’Amérique était très loin d’ici.
En quelque endroit du monde on prend racine. La terre importe peu. Seul compte ce que dicte notre conduite, ce que célèbrent nos mémoires. Nous répétons le passé de nos pères de la même manières qu'enfant nous entonnions leurs prières. Nulle part on ne reste. Ceux qui croient à la pérennité des lieux se leurrent. Nous vivons l’éternel recommencement. Nous connaissons le chaos après avoir fait l'apprentissage de la gloire. L'éphémère est notre état premier. Notre sillon se creuse dans la boue du temps.
Les pères engendrent les fils. Mais ce sont les fils qui rendent père leur géniteur, qui font d'eux des hommes.
Seule une vie vécue pour les autres est digne d'être vécue.
Personne n'a jamais compris ce que la disparition d'un proche signifiait. Les plus grands sages se sont penchés sur la question. L'homme a inventé les religions pour trouver la consolation de cette immense tristesse. Jusqu'à présente, nul n'a trouvé de réponse satisfaisante. Cela demeure un des plus grands mystères de l'humanité.