Combien de temps l'esprit d'un mort reste-t-il en état de conscience ? Que se passe-t-il pendant ce laps de temps ?
La réponse à ces questions se trouve dans le nouveau roman d'
Elif Shafak :
10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange.
Tequila Leila, prostituée sauvagement assassinée est retrouvée morte dans une benne à ordures dans une rue d'Istanbul.
Commence alors le récit, écrit à la première personne du singulier. Durant ces longues minutes, Leila se remémore des souvenirs de son enfance, nous raconte ses 5 amis, des moments forts de sa vie. Une vie somme toute assez triste, semée d'embuches, d'épreuves, de violence. Une enfance volée où elle a subi des viols répétés à partir de 6 ans, une adolescence bousculée, un départ précipité à Istanbul pour essayer de vivre autrement, mieux. Mais c'est une descente aux enfers, le recours à la prostitution, les rafles, les clients fous et violents.
Les personnages sont attachants, celui de Leila notamment qui va devenir sous nos yeux une femme forte, courageuse, et ceux de ses 5 indéfectibles amis, Nalan, le transexuel, Jameela, jeune prostituée africaine, Zaynab122 femme arabe qui s'occupe du ménage au bordel, voyante à ses heures, D/Ali, jeune artiste communiste que Leila finira par épouser, Hollywood Humeyra, chanteuse qui fréquente des endroits glauques. Tous sont des écorchés vifs de la vie, des cas atypiques, des laissées pour compte, des marginaux exclus de la société qui survivent comme ils peuvent à Istanbul, plaque tournante, où ils sont tous venus dans l'espoir d'avoir une vie meilleure.
Les portraits sont magnifiques, malgré toute la blessure que l'on ressent à lire leur destin. C'est criant de vérité, odieux au possible, cela nous prend parfois aux tripes, l'écriture incisive de l'auteure accentue encore ce récit sombre, qui tente de s'éclaircir sur la fin.
Elif Shafak nous décrit la Turquie du XXe siècle, encore empreinte de sexisme, où la femme n'est nullement considérée comme un être humain, une Turquie homophobe, qui prône le rejet et l'humiliation de toute forme de différence. Elle excelle à nous raconter les sentiments, les histoires de ces filles, de ces femmes, leur vulnérabilité, leur peur, leurs douleurs. Après une première partie narrative très prenante « l'esprit », suivent 2 autres parties qui nous font vivre l'amitié avec un grand A.
Un roman original qui commence fort avec le corps de Leila morte dans une benne à ordures, et se termine en apothéose avec le lien de ses amis qui s'unissent, bravant divers dangers, pour l'amour de Leila afin de lui offrir une sépulture digne d'elle. On est emporté par le sujet, par l'histoire de Leila. On veut savoir pourquoi, comment, jusqu'où.
Un livre atypique très intéressant, qui ne nous laisse aucun répit de lecture, marquant par ses personnages forts. Je me souviendrais longtemps de Leila.