Qu'il y tue beaucoup ou pas du tout,
Shakespeare parle toujours d'amour et de théâtre dans ses pièces.
Peu de chance donc, si l'on ne goûte l'un ou l'autre, d'apprécier le Songe où ce tropisme de l'auteur se déploie, forcené, bien que tout en maîtrise et poésie et dérision.
Encore que le plus souvent, au-delà du masquage opéré par la phraséologie maniériste héritée de
Pétrarque, et bien sûr moquée, William semble considérer l'amour de ses créatures masculines principalement concentré sur le seul désir sexuel. de ce point de vue, et en singeant l'oxymore chère à
Pétrarque,
le Songe d'une nuit d'été est une sorte d'antithèse jumelle de
Roméo et Juliette.
La pièce pourrait être figurée par une bulle enfermant l'ensemble des désirs réfrénés ou contraints mais effrénés des protagonistes, qui s'échappe délicatement, dès l'Acte I Scène I, du corset de conventions sociales au titre desquelles Thésée ne saurait baiser Hyppolyta avant d'en être le mari consacré, ni Hermia choisir seule son amant Lysandre quand son père Egée entend lui imposer un mari, Démétrius, et ce, afin de rendre possible
les métamorphoses et transgressions qu'abritera, bonne fille, la forêt qui est le monde des fées, lutins et elfes.
Les amoureux devront patienter quatre actes avant que leurs situations respectives s'accordent avec leurs pulsions de Mai, sur le détail desquelles la modération à l'oeuvre chez Babelio m'interdit de m'étendre. Disons que tout semble permis, explicitement ou suggéré.
Entretemps l'auteur décline son art à l'envi, activant pas moins de trois registres -au lieu des deux habituels- lesquels sont mis en relation deux à deux par les "passeurs" que sont Puck et Bottom : les quatre amoureux, le royaume des Fées, les artisans comédiens improvisés, sans compter Thésée et Hippolyta très occupés, surtout lui, semble-t-il, à attendre que l'heure sonne. D'ailleurs point n'est besoin de passeurs entre Thésée et Obéron, roi des Fées, ni Hippolyta et Titania, reine des Fées, binômes qu'il est légitime de considérer, chacun, comme les deux faces d'une même pièce.
Cette débauche de moyens a évidemment sa traduction dans la composition et le verbe: vers rimés ou non et prose, vocabulaire soutenu, spécifique ou populaire, ton sentimental, naturaliste ou humoristique, emprunts littéraires (
Ovide,
Plutarque principalement) ou au folklore et vécu populaire, ainsi qu'ironie débridée visant les moeurs, les rapports humains, les croyances et bien sûr le théâtre, en apothéose en même temps qu'en abyme.
Hélas, les bulles ayant vocation à s'évanouir, celle du Songe finit par imploser: tout rentre dans le bon ordre, la société reprend ses droits, les mondes se fractionnent. Si le spectateur (lecteur) peut concevoir quelques regrets de la fin de la fête et du conformisme retrouvé, le fait que Thésée puisse enfin après cinq actes de douloureuse rétention consommer lui procure, par solidarité ou compassion selon le sexe (ou le genre -
Shakespeare à mon avis aurait adoré exploiter cette polémique) quelque soulagement.
Il y a lieu d'ajouter que la notice de
Gisèle Venet dans l'édition de la bibliothèque de la Pléiade, dense et très documentée, satisfera la curiosité de ceux qui s'interrogent sur les sources et les interprétations de cette pièce.