Aujourd'hui c'est mercredi et qui y-a-t-il le mercredi... ?
- Les histoires à Berni !!!
La maîtresse d'école, Sandrine, m'a fait entrer dans la classe encore vide et silencieuse. Dans quinze minutes les enfants seraient là. J'étais très angoissé car je ne m'étais pas concerté auparavant avec elle sur le choix du thème ni du titre du livre. Sandrine me faisait toujours confiance. Tout de même ici je m'apprêtais à franchir un palier pour ne pas dire entrer en terrae incognitae. Ce n'est qu'au dernier moment que je lui ai alors tout révélé, tout ce qu'on pouvait en dire avec les élèves, une histoire de princesse mais qui sortait des sentiers battus ; elle m'a dit : « Génial, fonce ! »
Comme les autres fois, ils sont entrés en furie dans la classe. Ils m'ont bousculé, mais je commençais à les connaître et eux aussi commençaient à me connaître, je l'ai vu à leurs clins d'oeil espiègles et à leurs bouilles pleines de tendresse. Même le caméléon sur l'épaule du petit Paul semblait entrer en connivence avec moi...
J'étais toujours en confiance par le regard apaisant de Sandrine, d'une autorité naturelle elle les a invités à s'asseoir autour de moi en demandant de faire le calme. La classe était prête à entendre une histoire inédite et qui plus est, tonitruante, vous allez comprendre pourquoi dans quelques instants.
Sandrine a tout d'abord pris la parole.
« Ce matin, Bernard va nous raconter un conte traditionnel qui nous vient de Corée. »
Je me suis approché des élèves, tenant à la main le livre, un très bel album, dont je souhaitais leur parler. Ce matin je vais vous raconter l'histoire d'une jeune fille coréenne, très belle, mais voilà elle a un petit problème, un problème qui est même parfois important dans sa vie et qui la handicape...
J'ai vu des yeux ronds, ébahis me fixer brusquement.
La petite Sarah a souri en avouant d'une voix toute douce : « J'adore les histoires coréennes ».
Alors j'ai ajouté : « écoutez plutôt ». Alors j'ai lu l'incipit du texte.
« Il était une fois, dans un petit village de Corée, une jeune fille dont les villageois admiraient la beauté. Elle n'avait qu'une seul défaut, elle pétait beaucoup ! »
Comme je le prévoyais, la classe est partie dans un immense fou rire.
M'dame ! M'sieur ! Paul a pété, s'écria aussitôt la petite Nicola, désignant son voisin du doigt.
Oh ! C'est pas beau de cafter, hein ! renchérit la petite Chrystèle.
C'est pas vrai, c'est pas moi, répondit le petit Paul. C'est mon caméléon, il supporte pas le chocolat, ça lui donne des problèmes gastriques.
Bien fait ! Ça lui apprendra à chiper mes bonbecs ! s'écria la petite Doriane.
Comme je marquais un silence, j'ai senti alors que la classe avait envie d'en savoir davantage. Alors j'ai poursuivi le récit.
Les parents de la jeune fille ont arrangé un mariage avec le fils d'une famille riche du voisinage et se sont bien gardés de révéler le handicap qui touchait leur fille. La voilà plus tard dans la famille de son époux.
Vous imaginez, elle est gênée, elle est ballonnée, elle se retient, elle perd de son entrain... Sa belle-famille l'interroge sur son malaise qui la rend pâle. N'en pouvant plus, elle finit par se laisser aller, alors c'est une pétarade épouvantable, le mari s'accroche à une armoire, la vaisselle vole en éclat, les portes et les fenêtres s'ouvrent comme s'il y avait une tempête, il n'y a plus un seul oiseau dans le ciel et le beau-père disparaît du paysage pour ne réapparaître que six jours plus tard.
Les enfants n'en peuvent plus, ils sont pliés en quatre, d'autant que j'ai mimé la scène, lorsque le beau-père disparaît puis réapparaît au bout de six jours. Je leur ai montré aussi les dessins, de somptueux dessins de l'autrice
Se-Jung Shin, comme de magnifiques estampes coréennes qui rendent le récit encore plus prenant, y compris dans la sublime et chaotique déflagration. Les enfants sont venus poser sur ces pages leurs yeux émerveillés.
Hélas ! Cela lui vaut une terrible décision : la sentence tombe, la jeune fille doit retourner dans sa famille.
J'ai marqué un silence et j'ai alors entendu des « oh ! » indignés, j'ai entendu fuser des cris de mécontentement.
Ce n'est pas normal, s'exclama la petite Francine.
Et si c'était le jeune homme qui pétait, renchérit la petite Isa, est-ce qu'on le chasserait de sa maison, lui ?
Elle n'a pas trop son mot à dire la pauvre, répliqua la petite Anna, c'est un mariage arrangé...
Un mariage arrangé ? Qu'est-ce que c'est que cette affaire ? demanda le petit
Jean-Michel.
Ben ouais, tu débarques ou quoi ? se moqua la petite
Anne-Sophie, tu crois qu'elles ont toutes leurs mots à dire.
Mais ça se passe il y a très longtemps et en Corée ! fit le petit Pat pour venir en aide à son ami.
Dans mon quartier il y a une jeune fille, dit la petite Domm, mes parents m'ont dit que ses parents l'ont forcée à se marier avec quelqu'un qu'elle n'aimait pas...
Nous nous sommes regardés Sandrine et moi et nous avons compris que l'histoire commençait à faire mouche auprès des élèves, les thèmes en filigrane s'invitaient désormais au premier plan, la différence, l'injustice qui criait entre les mots, même le caméléon de Paul prenait la couleur de cette révolte et avait décidé, en solidarité à la détresse de cette pauvre jeune fille, de ne plus péter pour notre plus grand bonheur. Remarquez ! En solidarité, il aurait pu tout à fait opter pour le contraire aussi et nous offrir un festival à sa manière, mais je crois surtout qu'il ne voulait pas troubler notre réflexion...
Sandrine proposa une petite pause au milieu de l'histoire pour échanger sur ce thème, invitant les élèves à s'exprimer, à poser des mots sur cette histoire, à comprendre aussi ce qu'était un mariage arrangé et ce qu'était un mariage forcé, à échanger les points de vue, nous avons alors évoqué que cela existait malheureusement encore dans le monde d'aujourd'hui et autour de nous...
Puis j'ai repris le cours du récit...
Sur le chemin du retour qui la ramène à ses parents, accompagnée par son beau-père, elle rencontre un marchand qui voudrait cueillir les fruits d'un poirier sauvage, hélas inaccessible. Et voilà que le propre désarroi de cette jeune fille, rejetée à cause de ses problèmes de flatulences, lui donne brusquement une idée géniale qui va changer le cours de sa vie...
Alors j'ai vu les sourires des élèves s'illuminer comme une victoire espérée, une revanche sur le malheur de cette jeune fille, sur son handicap qui s'apprêtait à se transformer en un véritable don...
Je n'avais même plus besoin de continuer à raconter le récit, ce sont les enfants qui ont imaginé comment l'histoire pouvait se poursuivre et se terminer...
Ce récit donne à voir la Corée ancienne, les belles robes traditionnelles des femmes, les maisons, les paysages de campagne.
L'humour déclenché par quelque chose qui fait toujours rire les enfants est l'occasion aussi d'aborder avec eux des thèmes plus graves, comme le handicap, la condition féminine, les mariages arrangés et le renvoi chez elles des femmes qui ne « font pas l'affaire ».
Ah ! J'oubliais de vous donner le titre de cet album, il s'agit de
Princesse Prout, titre dont je me suis bien gardé de le dévoiler trop vite tant auprès de la maîtresse d'école que de ses élèves.
Il est toujours intéressant de visiter l'itinéraire des princesses, qui plus est lorsque la bienséance traditionnelle n'est pas au rendez-vous, du moins au tout premier abord...
Cet album réjouissant est le premier livre publié de cette jeune illustratrice coréenne, Shin Sejung. Il est drôle, pétillant d'humour, très vif et coloré, plein de bruits et de vie.
Celui-ci publié en 2010 demeure cependant son unique album. C'est bien dommage, ai-je alors pensé... le petit Paul a sans doute alors vu mon trouble, comme une petite tristesse qui se promenait sur mon visage. M'sieur ! M'sieur ! Ça va ? Oui, ça va ne t'inquiète pas Paulo, je me demandais simplement ce qu'était devenue
Princesse Prout.
Une fois encore je remercie les élèves de Sandrine d'avoir été si attentifs à cette lecture et celle-ci de m'avoir accueilli dans sa classe un mercredi matin...