Il n’y eut plus que les deux berges, la forêt qu’on frôlait parfois à un mètre. Elle était faite d’arbres pittoresques, de palétuviers dont les racines sortaient de terre et atteignaient la hauteur d’un homme, de fromagers blafards, au tronc triangulaire, qui ne portaient de feuilles qu’à l’extrême sommet. Partout des lianes, des roseaux et, partout aussi, surtout, le silence que le bourdonnement régulier du moteur découpait comme une charrue.
Enfin le soleil sombra derrière les arbres et il y eut un court crépuscule, avec un semblant de fraicheur, une lumière moins brutale rendant aux choses leur couleur. Un quart d’heure plus tard, la nuit était complète.
Pendant un quart d'heure encore, il répéta en arpentant le pont consciencieusement : "L'Afrique, ça n'existe pas ! L'Afrique..."
(Excipit)
Donc il n'avait pas rêvé. Si un détail était vrai, tout était vrai.
Le ciel était bas, d'un gris sombre, tout uni. On pouvait penser que cinq minutes ne se passeraient pas sans un déluge et pourtant on sentait la réverbération chaude et molle du soleil absent.
Mais ici, il y avait du soleil tous les jours et c'était un soleil sans gaieté.
C’est au cimetière que Timar fut envahi à l’improviste par une vague de dépaysement, submergé, imprégné par elle au point d’en rester tout pantelant comme s’il eut perçu le choc d’une lame de fond.
Alors, ce ne fut plus seulement l’angoisse de l’éloignement qui l’étreignit : ce fut celle de l’inutilité. Inutilité d’être ici ! Inutilité de lutter contre le soleil qui le pénétrait par tous les pores ! Inutilité de cette quinine qui lui soulevait le cœur et qu’il devait avaler chaque soir ! Inutilité de vivre et de mourir pour être enterré dans le faux cimetière…
Les douze pagaies sortaient de l’eau avec ensemble, émiettaient dans le soleil des perles fluides, restaient un moment en suspens avant de s’abaisser tandis qu’une plainte montait de la poitrine des hommes, une plainte qui était une chanson triste, toujours la même, un rythme sourd et puissant qui allait orchestrer la journée.
Ce fut la fin de la nuit et de tout ce qu'elle avait comporté de risible et de maladroit.
[...] ... Il reconnut les rais d'ombre et de lumière, la table où l'on servait le whisky. Il était assis sur une chaise et le commissaire, debout, le regardait d'une façon particulière, qui étonna Timar au point qu'en se passant une main sur le front il balbutia :
- "Je vous demande pardon. Je ne sais pas bien ce qui m'est arrivé. Ils m'en voulaient."
Et il esquissa un sourire poli. Le commissaire ne souriait pas, continuait à l'observer avec une curiosité froide.
- "Vous voulez boire ?"
Il eût parlé de même à un nègre ou à un chien, et il ne lui servit que de l'eau, recommença à faire les cent pas dans la pièce.
Timar voulut se lever.
- "Restez !
- Qu'est-ce que nous attendons ?"
C'était encore un peu flou. Il n'en eût pas fallu beaucoup plus pour que cela fût tout à fait irréel.
- "Asseyez-vous !"
On ne se donnait pas la peine de répondre à sa question et à nouveau l'effleura l'idée d'un complot ourdi contre lui.
- "Entrez, docteur ! Vous allez bien ? Vous savez ce qui s'est passé ?"
Le commissaire désigna Timar d'un coup d'oeil. Le médecin parla à mi-voix :
- "Que va-t-on faire ?
- Il faudra bien l'arrêter. Après un tel scandale ..." ... [...]
On ne parviendrait pas à le leurrer! Il savait que, derrière son dos, les joueurs de billard ne jouaient plus que pour la frime et qu'à droite, près du phono, la conversation n'était qu'un semblant de conversation.