Des pavés humides, une robe bleue usée, un visage juvénile et un corps froid. Sur la place Vintimille, le commissaire
Maigret fait connaissance avec une jeune femme dont on apprendra, bien plus tard, le nom : Louise Laboine. Sur place,
Maigret trouve aussi, bien vivant, le surnommé inspecteur Malgracieux, que l'état-civil connaît sous le nom de Lognon. Ainsi la place ordinairement tranquille réunit-elle les trois protagonistes du roman, bien que, pour parfaire la symétrie, il en faille un quatrième, qu'on trouvera un peu plus tard sous les traits de Jeanine Armenieu. Remontant la mince piste que lui offre le cadavre de la jeune morte,
Maigret tâche de reconstituer non seulement l'ultime parcours de Louise, mais aussi sa vie, et la personne qu'elle fut. de cette situation initiale - un cadavre sans nom, visiblement placé tout exprès sur cette place où il n'a pas trouvé la mort - découle la structure du récit, et sans doute son originalité. Car, remontant le fil du tragique événement,
Maigret donne une profondeur remarquable au personnage de Louise Laboine. Cette enquête donne aussi à mettre en valeur quatre personnages qui agissent en double :
Maigret et Lognon d'un côté, Louise et Jeanne de l'autre.
Durant de longues pages,
Maigret fait face à l'adversité. Nul ne connaît Louise, nul ne la réclame. Aucun appel ne suit la parution dans le journal de la photographie de la jeune morte. Pourtant aidé par ses subalternes inspecteurs et ses collègues commissaires, il piétine, tandis que Lognon, animé de sa seule opiniâtreté, écume les rues de Paris à pied, gagnant là un indice, là un précieux témoignage.
Maigret le protège, le prend en pitié, lui laisse une liberté si pleine qu'il en vient à perdre sa trace. Lognon apparaît ainsi comme l'opposé de
Maigret : isolé quand
Maigret est entouré, avançant à grands pas quand
Maigret fait du surplace puis éternel vaincu quand
Maigret, fort de sa capacité à deviner la personnalité de Louise, triomphe encore. Taciturne et malgracieux, ainsi qu'on le surnomme, Lognon est aussi l'opposé physique de
Maigret, dont la haute stature hante le 36, quai des orfèvres.
Maigret, cependant, ne doit sa victoire, ou du moins la résolution de son enquête, qu'à son jugement propre. C'est parce qu'il a appris à connaître Louise Laboine qu'il imagine parfaitement, le moment venu, les dernières heures de sa vie.
Maigret a dressé le profil psychologique de la victime, à partir duquel il peut reconstituer ses réactions, ses attitudes, ses choix. C'est cette finesse psychologique qui fait de
Maigret ce qu'il est : un enquêteur hors-pair.
Qui fut donc Louise Laboine ? La morte ne peut plus parler ; elle n'a pas même laissé quelque écrit, y compris le plus insignifiant qui soit.
Les autres parlent pour elle. C'est sa mère à demi-folle qui, après une vie demi-mondaine, est obsédée par le jeu dans les casinos de Monte-Carlo. C'est son ancienne logeuse qui, contre un loyer dérisoire, a cru s'offrir une compagnie. C'est la loueuse de robe, qui a été surprise de l'honnêteté de la petite. C'est la bonne du pallier d'en face, qui voyait Louise se tenir, seule, toute la journée, sur une place voisine. C'est le patron d'un bar interlope, ancien taulard, qui a vu arriver dans son bouge la robe bleue usée. Louise a aussi son miroir. Elle s'appelle Jeanine Armenieu, est montée à Paris de son Lyon natal comme Louise a quitté Nice, a découvert la capitale la majorité à peine atteinte. Jeanine, cependant, a su jouer de ses atouts physiques indéniables et a tiré son épingle du jeu parisien. Elle se marie avec Marco Santoni, de vingt ans son aîné, richissime homme d'affaire, quand Louise survit bon an, mal an, avec quelques centaines de francs sur elle. Louise, comme Jeanine, est l'une de ces jeunes femmes que Paris accueille puis avale, laisse souvent sur le carreau pour mieux offrir à quelques-unes le privilège d'une vie enfance mondaine, faite de magasins et de réceptions. Pour quelques heureuses élues qui connaîtront la félicité d'une lune de miel sur les rives de l'Arno, une masse immense finit, comme Louise, à demi-esclave d'une logeuse, d'une boutiquière, d'un être à peine plus puissant qu'elles, mais du moins établi. Louise, un moment, aurait pu connaître pareille chance que Jeanine, puisque son père, escroc international notoire, qui faisait miroiter à des hommes riches la possibilité d'une heureuse affaire, lui avait laissé, en Amérique, une très importante somme d'argent. Et, puisque le roman joue sur l'opposition des caractères et celles des actions, il est cohérent que cet ultime espoir débouche sur une fatale mésaventure. Ci-gît Louise Laboine, quasi orpheline provençale, montée à Paris pour vivre enfin et qui, après avoir été abandonnée, exploitée, oubliée, entrevit l'espoir d'un bonheur - celui d'un père retrouvé, pas même celui de l'argent enfin abondant -, manqua ce rendez-vous, mais point celui avec la mort.