Leïla Slimani nous propose avec Regardez-nous danser la suite de cette fresque familiale et largement inspirée de ses grands-parents et parents. Douze années après le premier volet, que l'honnêteté (et ma liste de livres "Lus") me pousse à confesser que je n'ai pas lu, le récit est centré sur les enfants de Mathilde et Amine : Aïcha et Selim. Alors que
L Histoire avance à grands pas vers 1969, Mathilde, la jeune alsacienne amoureuse et prête à s'installer de l'autre côté de la Méditerranée est devenue une femme parfois frustrée, souvent inquiète pour/par ses enfants et incessamment trompée par son mari. Amine, lui, est parfaitement installé dans la société bourgeoise de Meknès, efficace propriétaire terrien et un convaincu de l'importance de la monarchie marocaine.
Leurs deux enfants prennent au fur et à mesure la première place dans le récit. Alors qu'Aïcha mène de brillantes études de médecine à Strasbourg, son frère tâtonne un peu plus et rate ses études. Pourtant, l'une et l'autre poursuivent une trajectoire similaire : ils sont pris dans les tourments de leur époque et sont tiraillés entre le modèle traditionnel dans lequel ils ont été élevés et l'appel de la modernité. Ils sont balayés par 1969, par la vague de hippies qui viennent s'installer au Maroc et tout ce qu'ils amènent : libération des moeurs, des corps et des idées. Selim part sur les routes, se retrouve au bord de l'extinction à Mogador, aux bons soins d'une femme inconnue. Il s'en va dans le "paradis des hippies", vit sa vie de roots, sur sa route oui, et disparait du livre. Aïcha, bien que toujours aussi sérieuse, s'émancipe, saisit les revendications de ses contemporains sans pour autant s'y mêler, revient au Maroc et aime comme elle l'entend.
Il est pourtant difficile de dire que Sélim et Aïcha sont les moteurs de leur histoire. Les ruptures que ces deux protagonistes marquent à chaque fois dans leurs propres récits interviennent parce qu'ils sont mus par d'autres personnages. Aïcha est bouleversée par la rencontre avec Mehdi, le jeune communiste plein de fougue politique, d'ambitions et de romantisme. Ce dernier n'est qu'amour pour la jeune femme, pourtant fille d'un riche propriétaire, le stéréotype du bourgeois qu'il conspue. Sélim, lui, est d'abord confronté à la passion, interdite, avec sa tante Selma, puis avec Nilsa, une hippie qui le mène vers ce nouveau monde, riche de sexe, drogue et cheveux sales. Mehdi est au carrefour entre une riche vie intellectuelle sous haute surveillance et une vie au service d'un régime répressif et d'un modèle de société conservateur qu'il déteste, mais qui apporte tous les conforts possibles. Selma est déchirée entre la révolte contre cette société qui lui a imposé sa vie et toutes les richesses que cette société, justement, peut lui apporter, lorsqu'elle s'y soumet.
Les bouleversements du Maroc et du monde sont donc incarnés dans ces personnages secondaires, qui vont, viennent, changent le cours de la vie d'Aïcha, de Sélim, et au final, deviennent eux-mêmes des points de vue principaux. J'aime comment
Leila Slimani mêle finement l'histoire de ses personnages au scope plus large de la modernisation du Maroc. A travers ses personnages, on voit ce Maroc en proie aux inévitables tensions entre société traditionnelle et volonté de modernité. Les bouleversements du monde sont dépeints avec ces mouvements hippies, issus de 1969. L'autrice dépeint aussi ce Maroc corrompu et corrupteur, autoritaire et répressif, meurtrier pour rappeler les quelques pages d'Omar (l'un des frères d'Amine), cynique et pétri de ses profondes inégalités sociales. L'histoire familiale est fondue dans l'histoire du pays, c'est fait sans concession et c'est fait avec grande finesse.
Ce n'est pas le genre de lecture qui m'attire d'ordinaire mais ça a été une expérience enrichissante : je me méfierai davantage des types en imperméable beige qui se promène avec un petit chien dans les bras. Bon, en vrai, je retournerai volontiers suivre la prochaine génération, qui s'annonce encore moins joyeuse, selon
Leila Slimani, mais intéressante aussi, car plus proche de notre époque.
Bon, et maintenant, on va faire une cure de SF, parce que le Maroc, c'est joli, y'a des oliveraies et la vallée du Bouregreg, qu'on peut voir depuis ces hauteurs de Rabat, mais ça manque de vaisseaux spatiaux qui font pan-pan.
Merci à Babelio et Gallimard pour la jolie rencontre organisée avec
Leila Slimani, c'était fort intéressant d'écouter l'autrice parler de la construction de son livre.