« Regardez-nous danser » est le second volet de la vaste fresque inauguré par
Leila Slimani il y a deux ans déjà avec «
le Pays des autres », dont je m'étais délecté, le dévorant avec un plaisir immense. Saga historique et familiale, cette épopée marocaine contée avec autant d'acuité que de flamboyance s'attache aux pas de la famille Belhaj.
Alors que le premier opus s'arrêtai sur la première génération -celle des grands-parents- Mathilde et Amine, « Regardez-nous danser » se concentre sur les enfants du couple, Aïcha et Selim et depuis leur enfance brossée dans «
le Pays des Autres » qui s'achève en 1956 dans un Maroc en proie à l'agitation et à la veille de son indépendance, douze ans ont passé. En 1968, le pays est apparemment prospère et il a retrouvé un peu de calme, de sérénité. A moins que…
Parce qu'Amine a travaillé comme un forcené, parce qu'il est un patron intransigeant et à la limite de la dureté, sa petite propriété est devenue grande. Au coeur de ce Maroc post-colonial qui évolue sous la houlette de
Hassan II, l'aisance nouvelle des Belhaj leur donne le droit d'appartenir à l'élite du royaume et Mathilde ne croit pas s'y tromper tandis qu'elle rêve de sa piscine et de ses cocktails mondains. L'illusion pourtant se fendille, le rêve finit par se craqueler et éclater en morceaux. Il est des sourires qui cachent mal la condescendance et le mépris… Les anciens colons, français fortunés, cachent bien mal leur arrogance et leur mépris face à ces nouveaux riches, trop marocains pour être fréquentables. Quant aux Belhaj, ils ne sont rien de moins que déchirés, tiraillés par leur ambivalence face à ces français qui les écrasent insidieusement : oui, ils sont fiers de faire partie des leurs à leur manière mais ils ont aussi conscience de certains regards qui en disent longs. Conscience d'être moins. de n'être rien. le salut viendra de leurs enfants et Aïcha partie étudier la médecine en France fait leur fierté tandis que Selim les déçoit. Il faut dire qu'ils ne le comprennent pas, cet enfant lunaire qui ne sent nulle part à sa place, qui voudrait être libre, qui expérimente le désir et l'interdit, les limites surtout.
Il y a la famille, les destinées personnelles, les trajectoires intimes, les passions et les déceptions. Il y a aussi la marche de l'Histoire et de tout un Pays et les premières s'imbriquent et se mêlent à la seconde, tissant un canevas complexe et passionnant que
Leila Slimani explore avec beaucoup de finesse et de clairvoyance. Ainsi, sous le calme apparent, le pays frémit, tremble. Il est prêt à exploser. Et comment pourrait-il en être autrement ? Dix ans après l'indépendance, rien n'a vraiment changé… Les privilégiés sont restés les mêmes tandis que la population crève de faim dans les rues, la corruption va bon train, la misère aussi et chaque revendication, chaque manifestation, chaque élan est réprimé dans le sang et la mort… La révolte gronde pourtant pour quelques intellectuels qui ont à coeur de faire avancer la cause et pour les hippies qui poursuivent sous le soleil d'Essaouira un idéal qui ne survivra pas aux années soixante-dix.
Dans ce monde en pleine mutation, les Belhaj devront faire des choix, avancer et tout en réalisant leurs destinées personnelles se faire une place dans ce nouveau Maroc.
Dans une langue à la fois ample, sensuelle et précise quoique un peu classique,
Leïla Slimani nous offre un splendide roman doublé d'une vraie réflexion historique et sociale. Certains passages sont magnifiques, certains personnages aussi (Selma !) mais le tout ne sombre pas dans le mélo. Au contraire : à la dimension romanesque de son texte, l'auteure ajoute une bonne dose d'amertume, du mordant et c'est là ce qui fait la réussite de ce roman riche et passionnant dont il me tarde déjà de découvrir la suite.