Livre reçu danse cadre de l'opération Masse Critique.
Un soir de 1991, un homme est retrouvé mort dans sa chambre. Voici le décor de la scène originelle, façon Mystère de la chambre jaune, de
Cauchemars ex-machina auquel
Thierry Smolderen et
Jorge Gonzalez, les auteurs, chacun dans leurs domaines, sont parvenus à imprimer leur marque de fabrique. Cet homme, Corneille Richelin, est mort dans une pièce close. Un seul témoin, sa domestique, jure que Richelin n'était pas seul. D'ailleurs, la narratrice nous l'affirme : c'est elle qui a tué Richelin, et tout l'enjeu de la bande-dessinée est de nous en expliquer les raisons. Ainsi débute une histoire qui prend sa source dans la Seconde guerre mondiale, entre les années 1938 et 1947. Les codes utilisés sont ceux du récit d'espionnage dans un contexte historique, il est vrai, particulièrement propice. Corneille Richelin fait la connaissance du baron von Richtenbach. lors d'une réunion organisée par ce dernier avec d'autres auteurs de romans à mystère. le baron éprouve une vive - et difficilement compréhensible - admiration pour Richelin, dont les romans suscitent un rire gênant chez quiconque d'autre les a lus. Il faut dire que, pour les écrire, Richelin compte sur ses rêves, dont il note, la nuit, les détails dans un carnet. le baron est aussi le neveu d'un grand industriel allemand, dont les usines d'armement sont particulièrement utiles au IIIème Reich. Parce que les services secrets britanniques ont eu connaissance de la conception d'une arme particulièrement destructrice par les nazis, ils décident, pour atteindre l'industriel, de passer par son neveu par l'intermédiaire de Richelin. Entrent alors en scène deux des personnages principaux :
Margery Allingham, narratrice et auteure elle aussi de romans policiers (et ayant réellement existé) et Ernst Bornemann, un aventurier allemand qui se fait passer pour Canadien, sous le nom de
Cameron McCabe. Margery et Ernst sont chargés d'écrire des scenarii pour piéger Richelin et le baron. Les références sont clairement affichées, par exemple avec L'île aux trente cercueils, dont l'intrigue est reprise pour former un premier appât à l'attention de l'industriel. Ces références constituent des mises en abîme, et des mises en scène du genre littéraire que sont le roman d'espionnage et le roman policier. L'apport de
Smolderen, ici, sera plutôt jugé par le côté fantastique qui affleure souvent dans le récit.
Ex-machina, c'est-à-dire qui vient de la machine, qui provient d'un procédé extérieur dont sont bénéficiaires ou victimes les personnages. Point de dieux, ici, pour orienter le destin des personnages, mais une Anglaise et un Allemand qui se fait passer pour un Canadien, lesquels utilisent l'épouse de Richelin pour accéder au carnet des rêves. L'onirisme trouve toutefois rapidement ses limites, et même si le baron von Richtenbach voit dans cette forme d'accession à la connaissance une sorte de signe des dieux, il faut, pour Margery et Ernst, user d'autres moyens pour permettre au MI5 d'arriver à ses fins. La croyance en une race atlante, surhumaine et aïeule de la race aryenne, sera le levier, là encore quelque peu irrationnel, pour atteindre les coeurs nazis. Toutefois, au-delà de cette affaire d'espionnage qui flirte avec le fantastique, le parcours de Corneille Richelin possède quelque chose de tragique. Manipulé par Margery et Ernst, aimé autant que méprisé par le baron, trompé par une épouse qui n'a pas le choix de ses actes, Richelin est l'instrument d'une conspiration qui le dépasse. Parvenu, après la découverte du corps du supposé Atlante, à l'acmé de son existence, Richelin connaît une joie brève suivie d'une longue période solitaire dont viendra le tirer la mort. Richelin, comme Ernst et a fortiori Margery, est le maillon d'une chaîne bien plus grande que sa propre personne, la victime collatérale de l'Histoire et, sans doute, d'hommes qui se sont crus des dieux.
Le récit est porté par le dessin si reconnaissable de l'auteur argentin
Jorge Gonzalez, caractérisé par des décors qui s'évanouissent en arrière-plan et des personnages sombres. Ces derniers, dans leur rôle de personnage, ont des faces de pantin : yeux ronds, traits carrés, couleur blafarde du visage. le crayonné est visible, et donne à la bande-dessinée un ton brut qui colle très bien avec les thèmes de l'espionnage et du fantastique. le travail sur les couleurs, qui s'apparente sur certaines planches à celui d'un peintre, accentue l'impression vaporeuse qui se dégage du récit. Tant sur la forme que sur le fond,
Cauchemars ex-machina parvient ainsi à embarquer le lecteur dans une intrigue en eaux troubles.