Novembre avait étendu par terre les deux corps, celui d’Oriol et celui de la chèvre, puis avait fait du feu dans la cheminée. De la même façon que mon grand-oncle se défit dans cette maison de son identité, Novembre réorienta la sienne. Après ce sauvetage, il lui sembla qu’en plus de s’occuper de ses chèvres il pouvait sauver des gens perdus dans la montagne, et avec cette naïveté, sans autres éléments que ceux qu’il avait sous le nez, il entreprit de le faire.
On sait que depuis plusieurs semaines Oriol avait des éclats de grenade dans une fesse, et que sa blessure, soignée à la va-vite par un médecin au milieu du champ de bataille, était à mi-chemin entre la putréfaction galopante et la gangrène, état propice à la fièvre permanente et au délire, et bien peu adapté à un bombardement : c'était presque le comble du malheur, car la guerre était perdue et Oriol ne désirait plus que passer en France pour se mettre à l'abri des représailles de l'armée franquiste qui les bombardait du ciel et qui sur terre était sur leurs talons. Le plus facile pour lui aurait peut-être été de s'accrocher à sa première pensée, de reconnaître que ses chances de survivre étaient minces, et tout simplement de se rendre, de s'abandonner, de cesser de se consumer devant un avenir bref et pauvre, un avenir qui n'irait probablement pas au-delà de la bombe suivante, et de toute façon, acculé comme il l'était par les explosions et l'embrasement colérique, se faire des illusions était inutile et inopportun. On sait qu'Oriol, voyant la guerre perdue, avait laissé sa femme à Barcelone et que, cherchant à quitter l'Espagne, il avait erré de-ci de-là avec son frère jusqu'au moment où, sa blessure le faisant de plus en plus souffrir, il avait accepté d'être interné dans ce baraquement où il récupérait avec quatre-vingt-quinze autres soldats républicains, prostrés sur des lits semblables au sien, ou à même le sol, affligés de blessures et d'infirmités diverses, certains amputés d'un membre, manchots, boiteux, borgnes, désastreux bataillon de soldats grièvement blessés et moribonds. On sait que ces soldats n'avaient presque pas de médicaments, que personne n'aurait la moindre commisération pour eux, et on sait aussi qu'il y avait un médecin qui faisait ce qu'il pouvait et qui, dès le premier bombardement, après ces râles de lumière qui grimpaient le long des murs et plongeaient les soldats dans le désespoir, leur avait promis qu'un car viendrait les chercher pour les emmener dans un hôpital en France, où ils seraient à l'abri des représailles et pourraient guérir grâce à une équipe de médecins à la hauteur de leur malheur, un peloton blanc, soigné et souriant qui, vu de cette clinique improvisée et infecte, ressemblait à une hallucination.
En réalité, on peut faire très peu de chose contre l’oubli, ériger un monument, apposer une plaque, écrire un livre, organiser une causerie et à peine plus, ce qui est naturel, justement étant d’oublier, et sur ce point, et à ce moment de l’histoire que je raconte, je me demande : et si tout ce qui se rapporte à cette putain de guerre et à ses séquelles n’était qu’un poids mort ? (p. 37, Chapitre 2).
On ne pouvait pas être juif et se distinguer,on ne pouvait pas être juif et vivre comme si on n'était pas juif,on ne pouvait pas être juif,point,et quiconque l'était prenait le risque de voir les soldats rentrer chez lui et l'emmener..
On sait qu'Oriol, voyant la guerre perdue, avait laissé sa femme à Barcelone et que, cherchant à quitter l'Espagne, il avait erré de-ci de-là avec son frère jusqu'au moment où, sa blessure le faisant de plus en plus souffrir, il avait accepté d'être interné dans ce baraquement où il récupérait avec quatre-vingt-quinze autres soldats républicains, prostrés sur des lits semblables au sien, ou à même le sol, affligés de blessures et d'infirmités diverses, certains amputés d'un membre, manchots, boiteux, borgnes, désastreux bataillon de soldats grièvement blessés et moribonds. On sait que ces soldats n'avaient presque pas de médicaments, que personne n'aurait la moindre commisération pour eux, et on sait aussi qu'il y avait un médecin qui faisait ce qu'il pouvait et qui, dès le premier bombardement, après ces râles de lumière qui grimpaient le long des murs et plongeaient les soldats dans le désespoir, leur avait promis qu'un car viendrait les chercher pour les emmener dans un hôpital en France, où ils seraient à l'abri des représailles et pourraient guérir grâce à une équipe de médecins à la hauteur de leur malheur, un peloton blanc, soigné et souriant qui, vu de cette clinique improvisée et infecte, ressemblait à une hallucination.
« Vous n’auriez rien pu faire, même si vous l’aviez voulu », lui dit alors le guérillero, empressé et galant, et la dame lui répondit que cela ne la disculpait pas, que savoir s’il aurait été utile de crier ou de se débattre était sans importance, ce qui importait c’était de protester d’une façon ou d’une autre contre cette injustice et de dire ainsi à son mari : « On t’arrache à ma vie et ça me fait mal », « Je suis avec toi », « Tu verras, je ferai tout pour que ces brutes te libèrent. » (p. 84, Chapitre 5).
"Je n'ai rien fait" "Ce n'est pas moi" "Ca me suffit déjà d'avoir perdu un pays,une femme et une jambe"
Comment assume-t-on qu'une partie de soi-même soit morte et ait été enterrée?
Et même si je sais pas très clairement encore s’il vaut mieux le savoir que l’ignorer, dans ce moment de solitude (…), je fus reconnaissant que cela soit arrivé. (p. 183, Chapitre 9).