– J’irai pas ! J’irai pas. Pas besoin de rameuter toute la science de tous ceux qui ne savent que constater. Je mourrai ici, chez moi. Je mourrai quand y faudra. Je sais mourir, vous savez, comme une vieille chienne, une bonne carne bien docile. Comme toutes les femelles, j’m’en irai claquer à l’heure dite, en plein accord avec notre bon Dieu.
Anna se relève pour sortir. Belle poursuit un ton plus bas :
– Mais je voudrais que mes fils soient là pour une dernière prière. Tous les trois. Pour mourir comme y s’doit, les mains dans leurs mains, et un peu de derniers mots.
Regarde, pilote. Regarde ce que je suis devenue. Ma joue. Ma peau. Ces craquelures sur mon corps. Mes yeux gonflés. Sens-tu l’odeur de charnier dans la cour ?
Votre famille vous attend. Ils veulent leur héros. Et vous en êtes un vrai ! Allez donc parader. Vous le méritez bien. L’Amérique a besoin de rêver. Elle a besoin de vous Et ne laissez jamais personne prétendre le contraire. N’est-ce pas, major ?
Le docteur Shigetô est allé faire un tour au château de la Carpe. Je lui ai décrit les lieux. L’escalier. La muraille qui m’avait protégée. En ramassant des débris, il a remarqué une tache étalée sur les marches. C’était l’ombre d’une femme incrustée dans la pierre, comme une radiographie aux contours très précis. Il m’a décrit la forme des hanches, l’allure des épaules et ce qui pouvait ressembler à une coupe de cheveux. Au carré. C’était elle, la mère de Seiji. Et à côté, une autre ombre, la mienne. Deux ombres incrustées dans une pierre poreuse. (…)Combien y a-t-il d’ombres imprimées dans la pierre ?
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« La ferme du Texas. Le fils revenu. Il a retrouvé son père. Son enfant. Dans ce nouveau monde en paix, le major peine encore à retomber sur ses pieds. Il dort mal. Il se réveille en sursaut. Son corps forme une équerre et sa bouche happe l’air comme la carpe en bout de ligne… Il s’étire et inspire pour mettre un peu d’air neuf entre lui et la honte. C’est la troisième fois qu’il rêve de cette fille au masque de cuir rouge. »