La porte

Si Emerence croyait à quelque chose, c'était au temps, dans sa mythologie personnelle, le Temps était le meunier d'un moulin éternel, dont la trémie déversait les évènements de la vie dans le sac que chacun apportait à son tour. Personne n'y échappait selon la foi d'Emerence, elle était persuadée, sans toutefois le comprendre, qu'il moulait aussi le blé des morts et remplissait leur sac, seulement c'était quelqu'un d'autre qui emportait la farine sur son dos pour en faire du pain.

J'ai vécu avec courage, j'espère mourir de même, avec courage et sans mentir, mais pour cela, il faut que je dise : c'est moi qui est tué Émerence. Je voulais la sauver, non la détruire, mais cela n'y change rien.

Quand l'humanité marchera depuis longtemps à l'échelle des étoiles, ceux qui vivrons alors seront loin d'imaginer la crèche barbare où, pour une tasse de cacao, nous avons livré nos pitoyables combats.

J'aurais voulu écrire, mais voilà, la création relève d'un état de grâce, il faut tant de choses pour que cela réussisse, impulsions et sérénité, paix intérieure et émotions stimulantes, à la fois douces et amères, tout cela me manquait.

Émerence était hélas parfaite en tout point ; j'étais parfois découragée quand, devant mes timides éloges, elle déclarait sans détour qu'elle ne réclamait pas une reconnaissance de chaque instant, nous n'avions pas à lui faire de compliments, elle-même savait bien ce que valait son travail. p.17

Moi j'aimais Polett. Comment faites-vous pour ne pas comprendre ? Cela ne lui suffisait pas. Chouchou l'aimait aussi, c'était encore trop peu, cette gourde d'Adèle la respectait, on l'aimait bien toutes les trois, nous qui vivons à l'aise en comparaison, parce que nous avons un travail, enfin Adèle touche une pension, et nous lui donnions tout ce qu'il fallait pour qu'elle ne manque de rien quand elle ne gagnait pas d'argent, elle avait à manger, de quoi se chauffer, on s'occupait bien d'elle. Il lui fallait autre chose, il lui en fallait davantage, mais je ne sais pas quoi... Celui qu'on ne peut pas aider, c'est qu'il n'a pas besoin d'aide, si elle en avait assez de la vie, personne n'avait le droit de la retenir. p.106

Quand on n'a plus rien à faire de soi-même, parce qu'on ne le peut plus, il convient alors d'en finir, quand l'humanité marchera depuis longtemps à l'échelle des étoiles, ceux qui vivront alors seront loin d'imaginer la crèche barbare où, pour une tasse de cacao, nous avons livré nos pitoyables combats, seuls ou avec d'autres, mais même à ce moment-là on ne pourra toujours pas corriger le destin de celui qui n'a de place dans la vie de personne.

(Page 326)

J'étais confrontée à cette expérience à laquelle on ne peut s'accoutumer, constater que personne ne se soucie de savoir avec quelle nouvelle, heureuse ou cruelle, on rentre chez soi.

Celui qu'on ne peut pas aider, c'est qu'il n'a pas besoin d'aide, si elle avait assez de la vie, personne n'avait le droit de la retenir. (P. 134)

[…] et le collaborateur de la télévision me harcelait de questions, à quoi je pensais, à qui je devais de vivre cette journée, je lui répondis que je le devais notamment à Emerence qui s’était chargée de tout ce qui aurait pu m’empêcher d’écrire, tant il est vrai que derrière toute réussite se cache une personne invisible sans qui il n’est pas d’oeuvre possible.