Citations sur La chevauchée des steppes : 3000 kilomètres à cheval à traver.. (150)
Le soleil orageux, à travers un ciel noir, pose le diadème de ses fuseaux sur la canopée. Nous suivons le rebord de la falaise, juchés aux premières loges du spectacle. Feuilles d'or, âge d'or? Il nous semble contempler là une vision première telle que pouvaient en surprendre les hommes des temps anciens quand ils découvraient un éden fertile et vierge, au bout de longues années d'errance.
Charmes, roseaux et ormes. La cime des plus hauts spécimens n'atteint même pas l'ancien niveau des eaux. Vers le milieu de l'après-midi, nous escaladons la butée et reprenons pied sur le plateau steppique, surplombant le fleuve. La forêt, alors, s'épanouit à nos pieds, nappe automnale, incendiée, mouvante, nichée dans l'orbe du fleuve, déposée au creux des rives comme la coulée d'or au fond de l'athanor.
Quel paradoxe! En plein désert du Kyzylkoum ouzbek, sur les bords d'un fleuve épuisé qui s'échine à désaltérer une mer disparue, voilà que nous marchons dans un taillis bourguignon, sous une voûte automnale, le long de laies rectilignes, savourant le craquement du tapis de feuilles, baignés doucement de la lumière filtrée par le tamis des frondaisons.
En pénétrant dans le sous-bois automnal nous retrouvons la saveur oubliée des futaies. Après des jours de désert lugubre et de steppe pelée, le recours aux forêts fait toujours l'effet d'une résurrection.
Hérodote (déjà!) rapporte que les Perses réprimandaient les incartades des Ioniens vaincus en châtrant leurs fils et en déportant leurs filles... en Bactriane.
Le Turkestan a toujours symbolisé aux yeux des Russes la Terre maudite où le gouvernement tsariste ou soviétique envoyait les colons en punition. Ces contrées sont des terres d'exil. Comme vouées par l'Histoire à accueillir le bannissement.
Le village est encore plus triste dans la nuit laiteuse. Panoplie de la ruine : tuyaux crevés, poteaux tordus, murs défoncés, maisons décrépies aux fenêtres tendues de plastique s'alignent le long de la piste de poussière. Le voilà ce Turkestan cauchemardesque dont on agitait le spectre devant les dissidents suspects qu'on menaçait d'exil.
Les chevaux nous portent une confiance absolue. Nous restons peu en selle pour éviter de les fatiguer et de nous endormir, bercés par leur allure régulière.
La nature du désert envahit jusqu'à nos consciences. Nous avançons vidés, dans les heures et les heures d'une lourde hébétude. Il nous semble accomplir une traversée de fantômes, comme si le sable se refermait sur la trace de notre passage.
Jours terribles, jours immenses, jours étirés chacun comme une semaine entière. La steppe passe. Au pas. La steppe, la désertique steppe. L'aube sur la steppe et la nuit sur la steppe et la lune sur la steppe et puis l'aube à nouveau.