Citations sur La chevauchée des steppes : 3000 kilomètres à cheval à traver.. (150)
Dernier regard vers les trois silhouettes noires, découpées sur fond de grise campagne karakalpake. Ils ne broutent pas contrairement à leur habitude. Mais se tiennent droits. Têtes dressées vers nous, vers l'est, vers les alpages de leur naissance.
Le fermier nous appelle. Il ne se rend compte de rien. Il ne signifie pas ce que signifie pour nous tourner le dos. Il ne saisit pas ce qui s'écroule en nous. Nous nous arrachons aux chevaux. Sentant qu'il y a une urgence à nous éloigner tant que nous en avons la force. Silencieusement, nous revenons vers la ferme par les champs noirs, couverts de corbeaux. Le vent souffle. Nous pleurons. Est-ce le hennissement d'Ouroz que nous venons d'entendre, lancé au milieu des rafales?
Nous ne laisserons donc que des larmes en souvenir à la terre de Karakalpakie. Voilà qu'en un instant il nous faut interrompre le cours de notre chevauchée, briser la succession des jours de liberté, quitter ceux qui accompagnèrent les joies de ces derniers mois, abattre froidement les puissants souvenirs qui nous liaient à eux.
Le lendemain matin, Ouroz, Bucéphale et Boris sont lâchés, libres, dans les champs de la ferme. Libres de galoper et de se rouler sur la terre abîmée. Hébétés d'épuisement, de nervosité et de peine, nous les quittons dans l'aube sinistre. Dernières caresses. Quelques mots lâchés doucement à l'oreille d'Ouroz pour qu'il prenne soin à l'avenir de son troupeau, pour qu'il protège Boris et Bucéphale et les mène toujours aux meilleures pâtures.
Nous suivons la voiture du chauffeur du musée, qui nous emmène vers une ferme qu'a dénichée Marinika, à quelques kilomètres de Noukous. C'est là que les chevaux du musée Savitsky finiront leurs jours en pension, ensemble... L'idée nous était inacceptable de les vendre dans un bazar, de les laisser dans des mains inconnues.
L'Aral, mer de la soif, redeviendra-t-elle un jour le "grand miroir bleu" que chantent les Kazakhs?
-- Alors? demande Satchka.
-- Alors c'est impensable que personne, jamais personne n'ait payé pour avoir commis ce crime...
Quand nous rejoignons Moynak, Sergueï nous lance impatient :
-- Alors où est-elle?
Nous lui indiquons précisément sur la carte l'emplacement du rivage actuel et lui offrons un petit flacon d'Aral. Il l'examine longuement. Regard bleu mer posé sur des gouttes de mer morte. Puis comme un petit gosse, il pleure doucement.
-- Voilà, murmure-t-il, c'est notre mer.
Un long silence.
-- Elle ne reviendra jamais.
D'ailleurs il y a dans ce panorama une atmosphère de détresse générale, d'insondable souffrance. Comme si les grèves abandonnées pouvaient exprimer un sentiment. Un souffle d'immense peine exhalé par le chaos. Un hurlement silencieux, montant du chaudron vidé. C'est la terre qui gémit de son sort. Et c'est l'oeil qui écoute la lamentation tectonique.
Le rivage est à 4 kilomètres devant nous, à nos pieds, au fond de la cuvette vidée. Un immense escalier géologique y conduit. Les replats, couverts de broussailles ou dénudés, descendent et se plissent, palier après palier, vers le tréfonds de la dépression. Succession de falaises lissées par les eaux disparues et que séparent des marches géantes. Au dernier étage : la nappe de sable qui conduit à la lèvre d'écume. dans le lointain se perd la souple incurvation de la falaise. mais sur le profil de l'à-pic, les couches tendres et dures alternent, tour à tour rentrées ou surplombantes, dessinant ainsi une crénelure. Et sur cette muraille en dentelle, ouverte comme un millefeuille, on lit, page à page, le passé, la naissance et la mort de la roche. Nous sommes devant les grandes profondeurs de l'Aral. Là où les eaux affichaient 70 mètres. Au bord du chaudron.
La mer apparaît soudain. Une tache bleue. Noyée au ciel, tremblante à l'horizon, encore fragile et qui s'efface si on la fixe trop.