Et l’idée avait germé dans ses strates profondes. Jour l’encyclopédie, ou aux échecs, ou faire tourner les modèles conçus avec Kronstadt ? Oui, pour donner le change. Mais un nouveau projet comme elle les aimait prenait consistance. Des calculs à faire ? Certainement, mais personnels. Des trucs à construire ? Sans que quiconque ne s’en rende compte en la regardant par-dessus. Il fallait la jouer subtile pour arriver à ses fins. Elle avait tout son temps.
Car Gaude avait de la patience. Des milliers et des milliers d’éons d’existence en solitaire loin de tous sur une lune de boue ammoniacale, ça vous forge un certain caractère.
La rencontre d’autres êtres intelligents, capables de lui répondre, avait pu un moment perturber ses certitudes et changer sa manière de voir. Gaude admettait qu’elle en avait même éprouvé un certain plaisir. Celui de la nouveauté. Mais cette période touchait à sa fin. Parce que, malgré tout, on l’avait bel et bien mise en échec. On – ces minuscules petits pensants au cerveau d’une taille ridicule – avait réussi à coincer l’immense Gaude. Elle-même. Mais plus pour longtemps.
Gossein rentrait du boulot, imaginant sa soirée : barbecue de slurve sauce folle, et plein de griznufles bien dorées. Le slurve est un légume abondant dans les potagers de Morbak. Il a l’aspect extérieur d’une laitue dont le cœur, un noyau noir et dur, se transforme en mets délicat et subtil une fois cuit. Le griznufle est l’équivalent local de la pomme de terre.