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Citations sur Lucerne (14)

À sept heures et demie, on m'appela pour le dîner. […] Pendant quelques minutes, on entendit le mouvement silencieux des hôtes qui arrivaient pour prendre place : le bruissement des robes de femmes, des pas légers, des échanges à voix basse avec les maîtres d'hôtel respectueux et parfaitement stylés ; et tous les couverts se trouvèrent occupés par des messieurs et des dames soigneusement, et même richement vêtus, et en général d'une extraordinaire propreté. Comme partout en Suisse, la plupart des hôtes étaient des Anglais, aussi ce qui régnait à la table commune, c'étaient une stricte décence érigée en loi, un quant-à-soi fondé non pas sur l'orgueil, mais sur l'absence de tout besoin de rapprochement, et la jouissance solitaire procurée par la satisfaction commode et agréable de ses besoins. Tout brille alentour, les dentelles et les faux cols éclatants de blancheur, l'éclatante blancheur des dents, vraies ou fausses, l'éclatante blancheur des visages et des mains. Mais les visages, dont beaucoup sont très beaux, n'expriment que la conscience de leur propre opulence et l'absence totale d'attention à tout ce qui les entoure et ne se rapporte pas directement à leur personne, et les mains éclatantes de blancheur avec leurs bagues et leurs mitaines ne se meuvent que pour arranger un col, découper une pièce de bœuf ou remplir un verre : aucune émotion intérieure ne se reflète dans leurs mouvements.
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La somptueuse bâtisse à cinq étages du Schweizerhof a été construite récemment sur le quai, juste au-dessus du lac, à l'endroit même où se trouvait jadis un vieux pont couvert coudé, en bois, avec des tourelles aux angles et des images saintes sur les chevrons. À présent, grâce à l'arrivée massive des Anglais, à leurs besoins, leurs goûts et leur argent, le vieux pont a été démoli, et remplacé par un quai de pierre, droit comme un i ; sur le quai, on a bâti des maisons rectangulaires de cinq étages ; devant les maisons, on a planté deux rangées de jeunes tilleuls entourés de grilles de protection, et entre les tilleuls, on a placé comme il se doit de petits bancs verts. C'est ce qu'on appelle la promenade ; et c'est là que vont et viennent, jouissant de leur œuvre, des Anglaises en chapeaux de paille suisses et des Anglais vêtus de costumes solides et confortables. Peut-être bien que ces quais et ces maisons, et ces tilleuls et ces Anglais seraient très bien ailleurs, — mais surtout pas ici, au milieu de cette nature étrangement grandiose et en même temps harmonieuse et douce au-delà de toute expression.
[…]
Nulle part, ni sur le lac, ni dans les montagnes, ni au ciel, on n'aperçoit une seule ligne continue, une seule couleur uniforme, un seul moment semblable à un autre, partout le mouvement, la dissymétrie, le caprice, le mélange infini et la variété des ombres et des lignes, et, dans tout cela, le calme, la douceur, l'unité et la nécessité du beau. Et là, planté bêtement, en plein foyer, au milieu de cette beauté désordonnée, sans entraves, sans limites, juste sous ma fenêtre, la barre blanche du quai, les petits tilleuls avec leurs grillages et leurs petits bancs verts — pauvres et vulgaires productions de l'homme, qui, à la différence des maisons de campagne et des ruines lointaines, n'étaient pas noyées dans l'harmonie générale de la beauté, mais, au contraire, l'enfreignaient grossièrement.

P. S. : Pour ceux que cela intéresse, l'hôtel Schweizerhof et ses tilleuls taillés au cordeau existent toujours et vous pouvez en avoir un aperçu sur le lien suivant :

http://3.bp.blogspot.com/-b9r8SuiEL-4/T5CdZ8q_r2I/AAAAAAAACBk/6hHF-66Kd_o/s1600/The+most+high+class+Schweizerhof+Hotel+is+located+in+front+of+Lake+Lucerne+in+Lucerne%252C+Switzerland.JPG

Vous pouvez également avoir une idée du panorama que décrit Tolstoï sur cet autre lien :

http://fr.forwallpaper.com/wallpaper/lucerne-town-and-lake-from-alps-351020.html
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Quoi que disent les défenseurs du sentiment populaire, une foule est une réunion d'êtres qui, séparément, peuvent être bons, mais qui n'ont en commun que leurs côtés animaux, repoussants : elle n'exprime que la faiblesse et la cruauté de la nature humaine.
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« Le 7 juillet 1857, à Lucerne, devant l'hôtel Schweizerhof où sont logés les gens les plus riches, un misérable chanteur ambulant a passé une demi-heure à chanter des chansons et à jouer de la guitare. Plus de cent personnes l'ont écouté. Trois fois, le chanteur les a priés de lui donner quelque chose. Personne ne lui a rien donné, et beaucoup se sont moqués de lui. »
Ce n'est pas une invention, c'est un fait réel, sur lequel ceux qui le désirent peuvent se renseigner auprès des pensionnaires du Schweizerhof, en consultant les journaux pour savoir quels étrangers s'y trouvaient le 7 juillet.
Voilà un événement que les historiens de notre temps doivent graver dans le marbre, inscrire en lettres de feu. C'est un événement plus significatif, plus sérieux, et qui a un sens plus profond que les faits relevés dans les journaux et les livres d'histoire. Que les Anglais aient tués mille Chinois parce que les Chinois n'achetaient rien pour de l'argent, tandis que leur pays engloutissait de la monnaie sonnante et trébuchante, que les Français aient tué encore mille Kabyles parce que le blé poussait bien en Afrique et qu'une guerre permanente était utile pour l'entraînement des armées, que l'ambassadeur de Turquie à Naples ne puisse pas être un Juif et que l'empereur Napoléon se promène à pied à Plombières et assure son peuple par voie de presse qu'il ne règne que par la volonté du peuple entier, — tout cela, ce sont des mots qui dissimulent ou révèlent ce que l'on sait depuis longtemps ; mais l'événement qui s'est produit à Lucerne le 7 juillet me paraît absolument nouveau, étrange, et ne concerne pas les vices permanents de la nature humaine, mais une certaine époque du développement de la société. C'est un fait qui n'appartient pas à l'histoire des actions humaines, mais à celle du progrès et de la civilisation.
Pourquoi ce fait inhumain, impossible dans un village, qu'il soit allemand, français ou italien, est-il possible ici, où la civilisation, la liberté et l'égalité sont portés au pinacle, où se rassemblent des voyageurs appartenant à ce qu'il y a de plus civilisé dans les nations les plus civilisées ? Pourquoi ces gens cultivés, humains, capables en général de n'importe quelle action témoignant d'honnêteté et d'humanité, n'ont-ils pas assez de cœur pour accomplir individuellement une bonne action ?
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— Dites-moi, les messieurs sont plus généreux là-bas ? continuai-je, souhaitant lui faire partager ma colère contre les habitants du Schweizerhof. — Là-bas il ne pourrait pas arriver comme ici que dans un grand hôtel où vivent des richards, cent personnes écoutent un artiste et ne lui donnent rien…
Ma question eut un effet tout différent de celui que j'attendais. Il était à mille lieues de s'indigner contre eux ; au contraire, dans ma remarque il vit un reproche à son talent qui n'avait pas obtenu de récompense, et s'efforça de se justifier devant moi.
— On n'arrive pas toujours à se faire bien payer, répondit-il. — Quelquefois on manque de voix, on est fatigué, — c'est qu'aujourd'hui j'ai marché pendant neuf heures et chanté presque toute la journée. C'est pas facile. Et ces messieurs les aristocrates sont des gens importants, ils n'ont pas toujours envie d'écouter des tyroliennes.
— Tout de même, comment peut-on ne rien donner ?
Il ne comprit pas ma remarque.
— Ce n'est pas ça, dit-il, — ici c'est surtout qu' " on est très serré par la police ", voilà le problème. Ici, si on veut vous le permettre, on vous le permet, et si on ne veut pas, on peut même vous mettre en prison.
— Qu'est-ce que vous me dites là ?
— Eh oui. Si on vous fait une fois la remarque, et que vous chantez encore, — on peut vous mettre e, prison. J'y ai déjà passé trois mois, dit-il en souriant, comme si c'était l'un de ses souvenirs les plus agréables.
— Mais c'est affreux ! dis-je. — Et pourquoi ? — Ce sont leurs nouvelles lois de la République, continua-t-il en s'animant. — Ils ne veulent pas prendre en considération qu'il faut bien qu'un pauvre puisse vivre. SI je n'étais pas un infirme, je travaillerais. Et si je chant, est-ce que ça fait mal à quelqu'un ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Les riches peuvent vivre comme ils veulent et " un bauvre tiable "comme moi n'a même pas le droit de vivre ? Qu'est-ce que c'est que ces lois de la République ? Si c'est comme ça, on n'en veut pas, de votre République, n'est-ce pas, monsieur Nous ne voulons pas de la République, nous voulons… nous voulons… — il hésita un peu —, nous voulons les lois naturelles.
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Mais comment vous, enfants d'un peuple libre et humain, vous, chrétiens, vous, hommes tout simplement, avez-vous pu répondre à la pure volupté que vous a procurée un malheureux qui vous implorait par la froideur et la dérision ? Mais non, dans votre pays il y a des asiles pour les mendiants. — Il n'y a pas de mendiants, il ne doit pas y en avoir, le sentiment de compassion sur lequel est fondée la mendicité ne doit pas exister. — Mais il s'est donné de la peine, il vous a donné de la joie, il vous a priés de lui donner ne serait-ce qu'une petite parcelle de votre superflu pour cette peine dont vous avez profité. Et vous, avec un froid sourire, vous l'avez observé comme un oiseau rare du haut de vos brillants palais, et parmi la centaine de gens riches et heureux que vous étiez, il ne s'en est pas trouvé un seul pour lui jeter le moindre sou ! Couvert de honte, il s'est éloigné de vous ; et celui que la foule obtuse a poursuivi et abreuvé d'offenses, ce n'est pas vous, c'est lui, — votre froideur, votre cruauté, votre malhonnêteté, le fait que vous lui ayez volé le plaisir qu'il vous a donné, c'est à LUI qu'on le fait payer en l'offensant.
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Le voilà, […] l'étrange destin de la poésie. — Tout le monde l'aime, la recherche, ne désire et ne recherche qu'elle dans la vie, et personne ne veut en reconnaître la force, personne ne sait apprécier ce bien suprême, personne n'apprécie et ne remercie ceux qui l'apportent aux hommes.
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Qui mérite davantage le nom d'homme et qui celui de barbare : est-ce le lord qui, apercevant le vêtement fripé du chanter, a quitté la table avec colère, n'a pas voulu lui donner pour ses peines le millionième de sa fortune et à présent, rassasié, assis dans sa chambre tranquille et bien éclairée, discute paisiblement les affaires de la Chine, en justifiant les assassinats qui s'y perpètrent, ou le petit chanteur qui, risquant la prison, avec un franc en poche, s'en va depuis vingt ans, sans faire de mal à personne, par monts et par vaux, apportant aux hommes la consolation de ses chants, et qu'on a offensé, qu'on a presque mis à la porte tout à l'heure et qui, fatigué, affamé, couvert d'opprobre, est allé dormir quelque part sur une couche de foin pourri ?
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Les couteaux et les fourchettes vont et viennent sans bruit sur les assiettes, on se sert par petites portions, on ne mange les légumes et les petits pois qu'à la fourchette ; les serveurs, se pliant machinalement au mutisme général, vous demandent en chuchotant quel vin vous désirez. Pareils repas provoquent toujours chez moi une sensation d'oppression, de malaise, et en fin de compte de tristesse. J'ai toujours l'impression d'avoir fait quelque chose de mal, d'être puni, comme dans mon enfance, lorsque pour quelque sottise on me forçait à rester assis sur ma chaise en me disant d'un ton ironique : « Repose-toi, mon cher ! », alors que mon sang juvénile bouillonnait dans mes veines et que, dans la pièce voisine, retentissaient les cris joyeux de mes frères.
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Demandez à qui vous voudrez, à tous ces habitants du Schweizerhof : quel est le plus grand bien de ce monde ? et tous, ou au moins quatre-vingt-dix-neuf pour cent d'entre eux, vous diront avec une expression sardonique que le plus grand bien de ce monde, c'est l'argent. « Peut-être que cette pensée ne vous plaît pas et ne s'accorde pas avec vos idées élevées, vous diront-ils, mais que faire, si la vie humaine est ainsi faite que l'argent seul fait le bonheur des hommes. Je ne peux pas interdire à mon esprit de voir le monde comme il est, ajouteront-ils, — c'est-à-dire de voir la vérité. » Pitoyable est ton esprit, pitoyable est le bonheur que tu désires, et tu es toi-même une créature malheureuse, ne sachant pas de quoi tu as besoin…
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