Une lecture du hasard - si hasard il y a - faite quelque part entre l'année de sa parution - 1983 - et aujourd'hui...
Elle m'a autant transporté que dérangé et intrigué à l'époque, dans ma vingtaine, moi qui avais visité les ruines du Château de Tiffauges. J'étais enfant, muni de mon premier appareil photo...et cela reste un souvenir fort.
Entre romantisme mystique et martyrologie sulfureuse, l'incursion comme "de biais" qui nous est proposée-là dans la Guerre de Cent ans- même si ce contexte historique est peu marqué par
Michel Tournier dans mon souvenir - effarouchera plus d'un(e)... souhaitant épargner ceux que l'évocation - même très adoucie - du psychopathe
Gilles de Rais - alias "Barbe-Bleue" il ne faut pas l'oublier- mais sait-on combien au juste il fit de victimes - pourrait psychologiquement indisposer.
Mais le style de Tournier charmera aussi par son étrangeté, dévoilant le talent de celui qui fut agrégé de philosophie et membre de l'
Académie Goncourt, sous un jour peu connu: à la fois comme grand mage et subtil sorcier de la complexité des âmes. On pourrait y trouver là une inspiration proche du
Mircea Eliade de Christina.
Dans la légende que je connaissais, c'étaient des femmes auxquelles s'en prenait Barbe-bleue, pas des enfants. Mais dans la réalité de l'Histoire on peut s'interroger: qu'en fût-il vraiment ?
Ce livre a l'avantage de l'amoralisme et contourne plus ou moins les écueils de la fascination-répulsion pour le mal, en mettant cette rencontre singulière au centre de l'ouvrage, mais tout en réduisant dans mon souvenir, les aspects factuels au minimum...Si tant est que Tournier ait voulu en disposer en quantité suffisante pour préférer amplifier la partie psychologique et spirituelle de l'affaire sur sa partie véridique, la portant volontairement quelque part, oui, au rang de thriller psycho-médiéval light, moins sordide sous sa plume que s'il avait été écrit par un historien de formation, ou par un auteur de roman noir...
Car, pour rejoindre l'avis de Marple, critique précédente restée sur sa faim, du fait de son brio mais aussi de sa brièveté (160 pages), ce récit fiévreux tournant peu à peu au calvaire - sans rien d'un roman moderne à la Harlequin soyez-en assurés - mériterait pourtant, si vous me suivez, tout un addendum avec notice bibliographique à l'appui, pour tenter de démêler, en effet, un jour peut-être, la part de vérité historique et la part d'imaginaire dans ce que le Mage ou Sorcier Tournier osait confier-là à nos esprits incrédules.
Ce qui reposait en effet me semble-t-il par conséquent de sa part, sur un échafaudage d'hypothèses peu évidentes à étayer quant au vrai caractère des protagonistes: la mystique et le damné de l'ombre certes, mais aussi la sainte condamnée et le criminel jamais condamné...Ce sur quoi Tournier n'a sans doute pas souhaité insister refusant de prendre moralement parti, mais ce dont il nous laisse mesurer l'énorme paradoxe.
L'auteur a bien intitulé son ouvrage
Gilles et Jeanne et non l'inverse: c'est bien le personnage de Gilles de Rais et sa complexité qui l'intéresse et qu'il fait parler comme narrateur, plus que par celui de Jeanne d'Arc.
Au prix sans doute à nous le rendre plus mystique et moins coupable qu'il n'était, tout seigneur qu'il fût ?
On peut légitimement s'interroger sur la part d'honnêteté et de sincérité qu'il lui prête, avec sa foi, ses turpitudes, et cette aspiration à la rédemption.
Avec le double parti-pris, ou la double thèse suivante de la part de l'auteur si vous me suivez toujours :
1- la rencontre avec Jeanne aurait été une rencontre amoureuse
2- Celle qui sera consacrée comme Sainte Jeanne après sa mort, n'aura pas pu faire de miracle avec lui puisque leur rencontre aura précipité sa perte cela alors qu'il aura combattu à ses côtés...
Bref, quel étrange et fabuleux croisement de 2 destinées de toute façon.
Et Tournier nous bluffe par cette mise en perspective - même si on aimerait en savoir plus sur sa véracité - et ce qu'il nous livre-là d'un passage mystérieusement quantique de notre Histoire, si tant est que l'on puisse comparer 2 personnages à 2 particules...
Alors, amis historiens qui passez par là, si vous souhaitez vous coltiner à tenter de démêler là-dedans un jour, le vrai du plausible et le plausible de l'improbable, faites-moi signe ! Tant il faudrait peut-être faire la lumière sur tout ça le moment venu, à l'aide d'archives...pourquoi pas.
Ce serait une passionnante enquête - à entreprendre à plusieurs sans doute - seul on va plus vite, à plusieurs on va plus loin - sur l'un des premiers psychopathes de notre Histoire occidentale...
Au sujet de qui Tournier, finalement, par la magie de la littérature et au sommet de son art personnel, sembla avoir à la fois si peu su....et tellement.